mardi 25 juillet 2017

15. PRAGUE AOÛT 1968



En avril 1968, alors que la jeunesse d'Occident s'efforçait, à grand renfort de jets de pavés, de renverser les gouvernements, Alexandre Dubcek, premier secrétaire du parti communiste de Tchécoslovaquie, abolissait la censure, incitait ses concitoyens à s'exprimer, libérait les prisonniers politiques, autorisait les voyages. Les Tchécoslovaques, euphoriques se mirent à croire à cette liberté toute neuve. Prague ouvrit grand ses portes pour que chacun puisse participer à la fête et de nombreux étrangers, curieux, prirent le chemin du pays. Mais les habitants, aveuglés par l'allégresse générale, ne prêtèrent guère attention aux manoeuvres du pacte de Varsovie qui se mijotaient dans leur dos. 
Jean, fatigué par plusieurs semaines de sieste ininterrompue sur les plages ibériques,  cherchait un moyen de mettre fin à son ennui.
–  Écoutez, bougeons d'ici, allons voir ce qui se passe à Prague.
– Comment faire, à quatre ça va être difficile de faire du stop.
Cléo claironna :
– Pas de problèmes, je vais acheter une voiture.
Finalement, son compte en banque s'avérait utile. Surpris par cette générosité inattendue, ils acceptèrent néanmoins. 
Tous les jeunes d'Occident flirtaient avec le communisme, depuis Danny le Rouge, figure de proue de Mai 68, en passant par tous ceux qui à chaque coin de rue, dans les villes de France et de quelques autres pays, lançaient des pavés contre la société capitaliste. Aujourd'hui, les mêmes révolutionnaires soutenaient un soulèvement contre ceux censés les délivrer ! 
– C'est absurde, prétendaient leurs détracteurs ! 
Mais ils n'en étaient pas à une contradiction près,  ils se devaient participer à cette fête-là. 
Les quatre compagnons embarquèrent dès le lendemain sur le Ferry pour Barcelone où ils grimpèrent dans un train pour Genève. Cléo se présenta à la banque Perrier-Hutin. 
Courbette obséquieuse du portier : 
– Bonjour Mademoiselle d'Aubertin. Comment allez-vous Mademoiselle d'Aubertin ?
Sourire de Mademoiselle d'Aubertin : – C'est Madame ! 
Mais pour Monsieur Dupuis, portier à la banque Perrier–Hutin depuis plus de 30 ans, Cléo était toujours Mademoiselle, même après un mariage et un divorce.
– Je vous ouvre le petit salon, chuchota-t-il et j'appelle un associé.
Rencontrer les anciens collègues de son père, pas question. Au guichet, elle retira de son compte une somme suffisante pour l'achat d'un véhicule et glissa les billets dans une enveloppe. 

Ils choisirent un bus VW parmi un tas d'épaves d'occasion, le décorèrent de fleurs, s'y entassèrent avec bagages et sacs de couchage. Cléo s'installa au volant. 
Direction Prague, presque 1000 km à parcourir, traversée de la Suisse puis de l'Autriche. Non loin de la frontière, ils butèrent sur une colonne de voitures stoppées par des douaniers zélés, d'où s'extirpaient des voyageurs qui discutaient entre eux. Hé, ils n'étaient pas les seuls curieux à se rendre à Prague! Ils se joignirent à la file et patientèrent. 
– Mais qu'est-ce qu'ils foutent ? Jean montrait des signes d'impatience.
– Demandons-leur ce qui se passe, suggéra Cléo. 
– Surtout pas répondit Catherine qui avait déjà voyagé dans les pays de l'Est. 
Ces entraves imprévues ne les découragèrent pas et après six heures d'attente, ils pénétrèrent en Tchécoslovaquie et s’engagèrent sur la route de Prague. Deux cents kilomètres plus loin, la ville apparut, majestueuse dans le soleil couchant. Ils garèrent leur bus à l'écart du centre et se mêlèrent à la foule qui déambulait sur le pont Charles. Ils ne manquèrent pas de remarquer un frissonnement imperceptible  qui brouillait l'atmosphère, une sorte menace indistincte flottant au-dessus des maisons et des gens.
Ils avisèrent un rassemblement de touristes qui chuchotaient dans plusieurs langues. 
– Ils vont débarquer…
– Non, ils n'oseront pas, on n'est pas à Budapest quand même. 
Curieuse ambiance pour une cité en voie de libération, censée laisser éclater sa joie !
– Quelque chose cloche, constata timidement Isabelle.
– Passe-moi le plan.
Ils déplièrent la carte sur leurs genoux, cherchèrent sur les bâtiments le nom d'une rue, puis d'une autre.
– C'est insensé, on dirait que les écriteaux ont été arrachés.
Dissuadés de dormir dans leur bus par cette atmosphère inquiétante, ils se mirent en quête d'une chambre d'hôtel.
– Pas de chambre annonça l'employé derrière son comptoir dans un anglais très sommaire. 
Il ajouta : 
– Pas de chambres dans toute la ville.
– ah…
Ils se regardèrent.
– Qu'est-ce qu'on fait ?
Ils hésitaient. Le bon sens poussait à abandonner ce pays où planait un mauvais présage. Mais l'esprit d'aventure prit le dessus.
– On reste, on verra bien. 
Installés sur un banc, ils contemplèrent la ville scintillant dans le soleil couchant,  suivirent des étudiants évoquant des chambres disponibles chez certains habitants,   firent face à des autochtones discutant avec volubilité, offrant des logements à un prix fort,  acceptèrent, soulagés de trouver un refuge et s'entassèrent dans un modeste appartement,  où des matelas avaient été déroulés sur le sol. Épuisés, ils s'endormirent rapidement.
C'est le lendemain, le 21 août que l'Histoire se mit en marche. 
Le sol sous le matelas de Cléo trépidait.
– Qu'est-ce que c'est que ça ? Un vrombissement continu remplaçait le brouhaha des conversations de la rue. Les murs, les vitres, les meubles, les lits titubaient. Cléo interrogea ses compagnons du regard, mais le mugissement sourd continuait, roulement implacable et régulier.
Les chars russes du Traité de Varsovie étaient entrés dans la ville, avait sifflé la fin de la récréation.
Plus tard, Cléo oubliera le nom de ses amants, la douceur du soleil, le goût du champagne, mais le bruit des T34 à l'assaut de Prague jamais.
– Nom de Dieu, regardez.

Ils se précipitèrent à la fenêtre et là, le choc, l'incrédulité. Des tanks soviétiques, roulaient l’un derrière l’autre, la bouche des canons ouverte, les soldats perchés sur ces blindés leur crièrent quelque chose, retournèrent à l'intérieur et horreur, levèrent leurs fusils automatiques vers les fenêtres, LEUR fenêtre. Ils pointaient carrément sur eux.
Leur hôtesse, affolée, fit irruption dans la pièce en chemise de nuit.
– Vous êtes fous, ne restez pas là. Couchez-vous. Ils s'aplatirent aussitôt sur le sol.
Elle réapparut une demi-heure plus tard, les larmes aux yeux, le visage crispé.
– Partez s'il vous plaît. Je vous en conjure, allez-vous-en. C'est affreux ce qui se passe.
Ils emballèrent leurs affaires précipitamment et se retrouvèrent à la rue. Des gens effrayés, hystériques, en pleurs couraient dans tous les sens. Perchés sur les chars, les soldats russes, des mômes égarés là par les hasards du service militaire, âgés d'à peine dix-huit ans répondaient timidement aux interpellations brutales des jeunes Pragois.
Tous quatre se mêlèrent à la foule qui se rendait devant le siège de la radio encerclée par les tanks. De la marée humaine jaillissaient des cris de protestation. 
– Dubcek, Svoboda.  
Puis, l'armée s'empara de la radio laissant la place à un silence lourd d'incertitudes quant au sort de Dubceck et Svoboda (président de la République) .
C'est à ce moment précis que les écailles leur tombèrent des yeux. Le scénario était bien orchestré  :  l’air impassible et désolé des soldats à la frontière, les noms de rue retirés à la hâte, pour égarer l’occupant, la disparition des plans de la ville, des poteaux d’orientation pour gêner la progression des troupes d’intervention.   
Et voilà, ils assistaient médusés à la triste fin du printemps de Prague. Le matin, des tracts qui hurlaient la révolte des Tchèques apparurent sur les murs de la ville, furent immédiatement arrachés, réapparurent le surlendemain, furent arrachées à nouveau et ainsi de suite pendant plusieurs jours. Une autre fois, les soldats russes tirèrent sur la foule. Il y eut des morts.
Jean, toujours à l'affût d'un acte héroïque offrit son aide à un groupe de jeunes pour coller les affiches. Inconscients du péril, tous quatre parcouraient chaque nuit les rues au pas de course, bidon de colle à la main, en enduisaient les affiches et les plaçaient bien en vue sur les maisons. Ce manège dura deux jours. Ils dormirent dans une cave avec des étudiants. Cléo, excitée par le danger, faisait l'amour entre deux séances de collage, avec Jean puis avec un inconnu. Embrasser avec passion un corps mâle, avec en toile de fond le roulement des tanks et les coups de fusil lui procurait une excitation, un plaisir démesuré, totalement inconnu. Ce fut sublime, mais de courte durée. Ils gênaient, devenaient compromettants.
–  Vous feriez mieux de partir
– On s'en va. Cléo hésitait, mais Jean les foudroya du regard et répéta péremptoire en fixant Cléo :
– J'ai dit, on s'en va.
Ils se faufilèrent jusqu'à leur petite boîte à fleurs qui les attendait dans sa ruelle, épargnée miraculeusement par les tanks, prirent le volant, épuisés, dépités, amers, détalèrent pour échapper aux des griffes soviétiques, se joignirent à une interminable file de véhicules qui se dirigeaient vers la frontière autrichienne, furent stoppés à la douane. Cléo tenta une sortie, immédiatement un fusil pointa vers sa poitrine. De chaque côté de la route, des soldats russes se tenaient prêts à tirer au moindre mouvement. Ce manège dura cinq heures, cinq heures de doute, de peur. Interdiction de bouger, de sortir de la voiture, même d’aller aux toilettes. Le joli bus sentait l'urine, les filles ne pouvaient plus se retenir.
Cléo claquait des dents : 
– On va finir au Goulag ou fusillés sur place. 
Les douaniers se saisirent sans ménagement de son l'appareil de photo puis, après examen attentif de leurs passeports, les autorisèrent à reprendre la route. Ils atteignirent Vienne sains et saufs. Dans la ville, régnait  une implacable indifférence.  Les passants déambulaient dans les rues, sereins, ignorant le soulèvement de Prague à quelque 250 km, la souffrance de la population tchèque, dont ils n'avaient strictement rien à faire.  Atteints d'autisme, comme tous les Européens, à l'abri dans leur carapace d'indifférence, ils poursuivaient leur chemin de privilèges. 
Les quatre rescapés s'assirent à une terrasse baignée par la douceur de cette fin d'été. Ils débattirent longuement du communisme, du capitalisme et de la liberté. Impossible de mettre de côté leur tristesse. Partout et toujours, l'homme écrasait l'homme, le fort anéantissait le faible. Ils regagnèrent leur bus, burent, fumèrent et discutèrent toute la nuit. 
La courte aventure pragoise signa l'épilogue de leurs illusions. Ils cessèrent de s'interroger sur leur rêve d'un monde meilleur, envolé avec l'apparition des chars soviétiques. Fin de partie pour Isabelle, Catherine, Jean et Cléo, mais pour les habitants de Prague, l'autoroute vers l'enfer ouvrait ses portes : arrestations, tortures, déportations, etc.
Ils reprirent la route et se séparèrent à Genève. 
– Gardez le bus, leur jeta Cléo. Je n'en ai pas besoin.