mercredi 29 mars 2017

02. 1946 Secret bancaire

Cléo referma le portail du jardin et s'engagea sur le chemin qui conduisait au village voisin. Le sac d'école flambant neuf, lourd de livres et de cahiers lui broyait les vertèbres. Elle portait un tablier à carreaux, orné de volants sur les épaules,  du plus bel effet, avait-elle constaté en se regardant dans le miroir le matin même. Le regard de sa mère effleura sa nuque, elle y répondit en agitant  la main par-dessus de sa tête avec désinvolture,  avala anxieuse les quelque huit cents mètres de route étroite bordée d'une rangée d'ormeaux filtrant le soleil matinal de septembre. Une ou deux bicyclettes dépassèrent la fillette, mais elle ne croisa personne. Elle sautillait pour masquer son appréhension, oublier son coeur battant d'excitation et d'émotion à l'idée d'aborder sa première journée d’école. 
La panique la saisit à la vue du préau grouillant d'enfants bruyants qui jouaient au ballon ou à la corde à sauter. Elle regretta aussitôt ses gambades dans la prairie, en compagnie de sa soeur Sabine, qui fréquentait maintenant un établissement de la ville. Trop timide pour se confronter à ces inconnus, elle se cacha dans un coin, perplexe. Une dame, l'air sévère, arborant gilet et jupe grise sans joie, apparut sur le seuil, frappa des mains et les écoliers furent priés de se ranger deux par deux et de prendre place derrière le pupitre au-dessus duquel était épinglé un petit carton portant leurs nom et prénom. Cléo dénicha sans difficulté le sien – Clotilde d'Aubertin . 
Elle s'assit avec assurance et scruta attentivement la jeune femme qui interrogeait chaque élève avec sérieux. Lorsque son tour arriva, elle déclina promptement son identité, puis la voix inquisitrice de l'institutrice poursuivit :
– Qu’est-ce qu’il fait ton papa ?
Au moment où le terme banquier  allait sortir du fond de sa gorge, son intuition lui recommanda de ravaler banquier,  et le mot boulanger prit sa place. La stupéfaction de l'enseignante ne lui échappa pas, mais elle répéta en souriant :
– Mon papa est boulanger. 
– Boulanger ? Tu es sûre ?
La tête couverte de cheveux frisés opina en silence, ce qui jeta un froid dans la classe. Un boulanger tenait une échoppe dans ce petit village de la campagne genevoise et il n’avait qu’un fils. L'institutrice la toisa d’un air consterné et lui asséna :
– Assieds-toi.  
Cléo obtempéra.
Mentir, un péché capital, ne pouvait demeurer impuni. 
Cette gamine n'était qu'une mythomane qui racontait des histoires pour se rendre intéressante. 
– On va la mettre au pas. 
Un conseil exceptionnel, composé de Monsieur Fatton, directeur de l'école, de la maîtresse et des parents de la petite menteuse se réunit pour débattre de sa conduite inqualifiable. Une tête bouclée surmontant un visage fermé affronta ce tribunal :
– Qu'est-ce que c'est que cette histoire de boulanger ? Pourquoi as-tu menti ?  Asséna le directeur d'une grosse voix.
– Parce que, répondit petite tête frisée, l'air buté. 
Effrayée par la fureur qui jaillit des quatre paires d'yeux braqués sur sa personne, elle ajouta dans un souffle : 
– Je ne sais pas. 
Mais – je ne sais pas –  n'était pas une réponse, comme le lui fit remarquer Monsieur Fatton. Cléo, muette, se débattait dans les filets de la honte, de la gêne et de l'inexplicable. Un banquier, il faisait QUOI ? Cette question la taraudait et l'embarrassait énormément. Incapable de concevoir le travail de son père, elle avait préféré inventer.  
Boulanger c’était mieux. Le boulanger, pendant la nuit, fabriquait du pain qui se retrouvait sur la table du petit-déjeuner le matin, ça au moins, c'était clair, compréhensible pour tous.
Ses camarades, fiers d'eux,  brandissaient comme des étendards les métiers de leurs pères, médecins, bouchers, boulangers. Son père à elle passait ses journées dans ce lieu étrange qu'on nommait La Banque, accomplissait des tâches mystérieuses, et en ressortait chaque soir, l’air fâché. 
À l'évidence, le directeur, un homme froid et indifférent, ne comprendrait jamais les rouages d'une pensée d'enfant. Elle persista dans un mutisme aussitôt assimilé à de l'effronterie. Enfermée, elle recopia – je dois dire la vérité – 200 fois.
– ça lui apprendra !  
Cléo s'exécuta, tremblante de rage et d'impuissance. 
Ses parents l'ignorèrent pendant quelques jours pour marquer leur désapprobation.
C'est ainsi que Clotilde d'Aubertin, âgée d'à peine de six ans, s'enlisa avec indolence dans les affres du doute, de l'incompréhension et de l'incertitude. 
Comment expliquer, oui comment ? Poser des questions à papa c'était interdit — oh la vilaine petite curieuse !—. Rien, absolument rien de ce qui se tramait à La Banque n’était jamais discuté ou même révélé en famille. Aveuglée par cette énigme, Cléo vouait une crainte absolue pour La Banque. 
Un après-midi, elle accompagna son père dans le Saint des Saints. Là, on parlait à voix basse, des bouquets de fleurs jetaient une touche colorée dans l'atmosphère maussade des bureaux, des tapis épais recouvraient le sol. De temps à autre, un personnage vêtu de sombre, un dossier sous le bras, se glissait furtivement le long des murs et disparaissait derrière une porte capitonnée.

– Ici, c’est le nerf de la guerre, lui expliqua son père, ce jour-là.
– Quelle guerre ? 
Pas de réponse.
Qu’est-ce qui pouvait bien ourdir de ces boudoirs situés dans une rue tranquille de Genève ? À quoi pensaient ces personnages moroses qui déambulaient à pas feutrés sur l'épaisse moquette pure laine ? Quels destins se dessinaient dans ces profonds fauteuils Chesterfield au cuir anglais luisant ? 
Ces questions virevoltaient dans l'air, telles des bulles de savon éclatant dans le ciel, et Cléo se débattait avec ses interrogations, flairait l'inexplicable et l'inexpliqué.
Le culte du secret, juste prolongement de la situation paternelle, était bien installé dans la vie de la famille. Il se passait des choses, mais on n'en parlait pas. Et ces «.choses », Cléo les enfouit dans le « tiroir secret des choses dont on ne parle jamais ». Le tiroir principal, plus grand que tous les autres réunis, contenait un mystère insondable, puissant, effrayant, capable de bouleverser une destinée – l’argent. Le mutisme qui l'enveloppait assurait la pérennité de la famille. C’était le fondement sur lequel la vie se déroulait, le fessier sur lequel tous étaient assis. Et de ce qui touche aux fesses, on ne soufflait mot, on ne parle pas du contenu du pot de chambre ! 
On laissait le soin de jacasser sur l’argent à ceux qui lui couraient après, qui en faisaient étalage si par hasard il entrait dans leur existence, l'utilisaient avec ostentation, exprimant par l’habillement, par les possessions:
– Vous voyez j’en ai.  
La fortune familiale devait demeurer à sa place : bien cachée. C'était la finalité occulte de toutes les décisions importantes, en particulier du mariage. Le futur conjoint devait être assez riche pour qu’on ne soupçonnât pas chez lui un mobile cupide, mais pas trop nanti quand même, l’autre aurait pu en prendre ombrage, se sentir inférieur. La stabilité et la paix des ménages étaient garanties par l’équilibre des patrimoines respectifs.
Dans la famille d'Aubertin, on cachait son argent, on gagnait sa vie en camouflant celui des autres. Le secret bancaire si jalousement gardé se transformait au fil des années en cancer psychique, assassinant à petit feu, les familles, les communautés et le pays tout entier.
L'argent était définitivement enterré sous la chape de plomb des bonnes manières, qui ressemblaient plus à des simagrées hypocrites qu'à une véritable élégance. Dans notre monde, affirmaient les parents, on ne parle pas de ces choses-là. 
Cléo intriguée apprit que deux mondes se côtoyaient : notre monde  et  l’autre monde, celui des boulangers et de leurs enfants qui   babillaient à table, rigolaient, posaient des questions, toutes choses inconcevables dans notre monde .  
– Je ne peux pas en faire façon, se désolait sa mère. 
Dans « notre monde »,  la bienséance imposait ne pas aborder les sujets qui fâchent.   Les enfants apprenaient à ravaler leurs larmes, à n'avoir envie de rien,  à bannir toute curiosité, à sourire poliment au lieu de rire aux éclats, à être neutre en toute circonstance, comme leur pays en quelque sorte.
Mais surtout, ce qui intriguait Cléo, dans  l'autre monde, on allait à l'église. Le dimanche matin chaque famille endossait ses plus beaux vêtements, costumes sombres pour les messieurs et robes à fleurs pour leurs femmes qui arboraient de jolis chapeaux. Cette petite foule se rendait dans l’église du village et prenait place tranquillement sur les bancs en chuchotant, attendant que le pasteur vienne leur raconter quelque chose.
 Papa marmonnait en les contemplant :
– L'Église c'est l’opium du peuple.
– C’est quoi l’opium ?
– Tais-toi répondaient ses parents en coeur.
Elle avait compris : à l’Église on trouvait de l’opium et il valait mieux ne pas s'y hasarder, de peur d'être contaminée.
En revanche, on pouvait se rendre à la Banque en toute quiétude, là-bas pas d’opium, pas de peuple.
Dans l'autre monde, ils avaient l'Église. Dans notre monde, on avait la Banque.


La petite Cléo fleurit sur les sables mouvants des non-dits, de l'hypocrisie, et de la mystification.  De telles énigmes pesaient lourd dans la candeur infantile. Incapable d’admirer ses parents, elle conclut un pacte silencieux avec eux : ils ne seraient jamais fiers d’elle.

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