mardi 23 mai 2017

11.EN ROUTE POUR LE DIVORCE

Une fois mariée, Cléo céda avec regret la place à Madame Nüsslin, ploya sous le poids des responsabilités : renouveler le papier de toilette au fur et à mesure des besoins, enlever la poussière tous les deux jours, arroser les plantes vertes, repasser les chemises de Monsieur Mari, veiller à l'approvisionnement du frigo, aux stocks de beurre, fromage, charcuterie. En un mot, éviter que Bernard ne se trouve devant des provisions inexistantes. Elle s'efforçait, telle une écolière appliquée, de jouer avec dextérité son rôle d'épouse exemplaire. 

Dans leur joli appartement orné de meubles et de bibelots anciens, des rideaux provenant d'un décorateur d'intérieur connu encadraient les fenêtres et voisinaient avec des fauteuils confortables. La lumière du soleil, tamisée par les vitrages, éclairait le salon en hiver et le soir des lampes de couleurs vives procuraient une atmosphère chaleureuse. Le linge de maison fraîchement lavé s'entassait dans les placards, la chambre à coucher était aérée chaque matin. Mais elle refusait obstinément de renoncer à elle-même.

Dès lors sans emploi, elle s'étonna d'être privée de grasse matinée.
– Pourquoi tu mets le réveil à 7 h 30 ?
– Plus tôt, ça fait plouc (on n’est pas des paysans quand même !) et plus tard ça fait dépravé. Voilà.  

Et concernant ce qui se fait et ce qui ne se fait pas, Monsieur Mari en connaissait un rayon. Vers 8 h 30, il quittait le domicile conjugal pour rejoindre ses collègues et établir sa stratégie de carrière et la jeune épouse, les corvées domestiques rapidement expédiées, rêvait, allongée sur le canapé en écoutant du jazz, avant d'entamer la confection du repas de midi.

– Tu as des projets pour cet après-midi ? Non, alors va en ville et  achète-toi un joli tailleur. J’en ai marre de tes pantalons, ce n’est pas féminin.
– Le pantalon c’est pratique.

Bernard, devenu Monsieur Mari, disposait de tous les droits, y compris celui de choisir les vêtements de sa femme. Courir les magasins ! Cléo détestait, fatiguée et frustrée de voir son corps trop maigre dans les miroirs des cabines d’essayage et d'écouter les réflexions des vendeuses et leur sollicitude mercantile. Elle préférait se balader au bord du lac, contempler les vagues qui se brisaient sur la petite plage d’un parc public, cachée en contrebas de la promenade, son coin favori. 

À sa grande surprise, Monsieur Mari avait troqué le charme de l'étudiant en droit contre un époux bourré d'exigences – des chemises repassées et lavées qu'il changeait tous les deux jours, des souliers cirés, un intérieur propre en ordre et une femme à sa disposition. La sauvegarde des apparences, une voiture neuve, l'espoir d'être nommé professeur d'université lui importaient plus que de savoir QUI était cette personne avec qui il avait choisi de passer le reste de sa vie. La vraie Cléo n'existait pas pour lui. Et lorsqu’elle se rappelait à lui, il pensait – qu'elle emmerdeuse !   Mais c’était rare, Madame Nüsslin la bouclait la plupart du temps.

Au moment de leur mariage, les époux signèrent devant notaire un contrat de séparation de biens.  Les biens, soigneusement détaillés et répertoriés prirent place sur le papier dans deux colonnes estampillées Clotilde d'Aubertin et Bernard Nüsslin. On veut bien partager les repas, le logement, les loisirs, même la couche, mais concernant les biens c'était chacun pour soi. Cléo se soumit aux usages et remit indifférente à Bernard une procuration sur son compte en banque. Quelle différence puisque tout était séparé de toute façon.
– Tu verras, ton capital va fructifier, expliqua Hélène, soucieuse du bien-être de sa fille.

La fortune paternelle, Cléo s’en désintéressait. Elle aspirait à  un père à admirer, pas à de l’argent gagné Dieu sait comment. Mais Bernard ne souciait guère de la provenance des avoirs de sa femme. Il avait une mission à remplir, faire fructifier un capital important. Il consultait le banquier toutes les semaines, effectuait des placements. Bien sûr, il n'envisageait pas d'utiliser les fonds pour ses besoins personnels.   Monsieur Mari était honnête. 
– L’argent ne sert pas à être dépensé, proclama-t-il un jour à Cléo ahurie.
– Ah, bon…
– L'argent sert à faire plus d'argent.
– Et après on fait quoi ?  Si on ne peut pas le dépenser à quoi ça sert ?
Bernard concevait l'argent d'une manière tout helvétique. On l'entasse juste pour savoir qu'on en a. Ça donne de l'assurance, ça vous pose son homme, on peut parler à son banquier la tête haute, sinon on est un minable avec quelques francs d'économie, un moins que rien qui tire le diable par la queue. Non ce n'était pas l'idée qu'il se faisait de sa place sur terre.

Le premier jeudi du mois, Bernard invitait ses collègues à dîner.
– Fais attention, recommanda-t-il, celui-là je veux le mettre dans ma poche, il assure ma carrière. 
Cléo sortait le grand jeu – foie gras, filet de boeuf en croûte, dessert aux profiteroles, accompagnés de champagne et de vins de qualités. Lorsqu'ils quittaient la table, leurs hôtes, ravis n'en pouvaient plus tant ils s’étaient gavés et couvraient d'éloges la maîtresse de maison. Après leur départ, Bernard s'inquiétait :
– On aurait pu faire plus simple, non ?
Ça y est,  le donneur de leçon s'était réveillé et celui-là, elle le détestait.
– Il faudrait savoir, je croyais que c'était important. Tu veux leur servir quoi ? Gratin de poireaux, saucisson et compote de pommes pour le dessert !
– Non, mais quand même. Il songeait tout bas – combien ça coûte ?
Devant les extravagances de son épouse Bernard se réappropriait le souci d’économie, héritage paternel. Il devenait pingre. Il emmenait Cléo au restaurant, ils ne se rendaient pas ensemble au restaurant, non c'était lui qui emmenait sa femme au restaurant, nuance. 
– Comme on va promener son chien, ironisait Cléo intérieurement. Cette réflexion rejoignait au plus profond de son ventre, les autres pensées, les – je m'ennuie, – je voudrais danser, – qu'est-ce que je fous sur terre? qui tenaient compagnie à la pieuvre à nouveau bien installée. Elle vivait avec une étrangère qu’elle avait de la peine à reconnaître
– Entrée ou dessert ? La voix stridente de sa tendre moitié s'adressait à elle par-dessus la table.  Médusée, elle ne répondait rien. Avant leur mariage, ils n'avaient jamais eu ce genre de discussion. Rien n'était trop beau pour elle.

Immergée dans ce fatras de déception et de désillusions, elle dénicha pourtant un lot de consolation, les  amis de Bernard avec lesquels elle passait sans remords aucun une agréable après-midi dans une chambre d'hôtel. Mentir, jongler avec les horaires, laisser le téléphone sonner deux fois, signe que le rendez-vous était pris, c'était amusant, flatteur pour l’ego, permettait de partager une tranche de pur plaisir. Ainsi, quelques amis de Bernard agrémentèrent sa nouvelle existence. Finalement, je ne suis qu'une copie de ma mère, songeait-elle.
Et puis Jacques, un avocat renommé, surgit, un beau gosse affable et souriant parlant d'une voix cajoleuse. Avec lui, tout changea. Il s'intéressa à ce qu'elle était ELLE. Pour la première fois, Cléo se mit à exister, à vivre sa vie.  Jacques, oh surprise, se préoccupa de ce qu'elle ressentait, ce qu'elle aimait. Il l'écouta et ne critiqua jamais ni son apparence, ni ses idées ni ses actes. Avec lui, on ne discutait ni de politique, ni d'argent, ni d'affaires, ni des autres, non lorsqu'ils étaient ensemble ils ne parlaient que d'eux et Cléo se sentait bien. Beaucoup trop bien. Elle n'avait jamais envisagé cette possibilité : exister pour quelqu'un, et se laissait bercer. L'emploi du temps des conjoints  respectifs, voyages et déplacements à l'appui, permettait de fréquentes parenthèses de leurs quotidiens, tête-à-tête dans les restaurants de luxe et après-midi dans un palace de la région.   Mais toute médaille a son revers. Jacques était entouré d'une femme, d'une fille, et de quatre  ou cinq maîtresses. Elle dut trouver sa place parmi tout ce petit monde.
Les mois passèrent, les rencontres se multiplièrent, les autres maîtresses peu à peu s'effacèrent. Jacques et Cléo considéraient le divorce. Elle pressentait un avenir plein de bonheur et d'enchantement, elle pourrait respirer, ne serait plus constamment sur le qui-vive, sa révolte intérieure, son état d'alerte permanent pourraient enfin céder la place à la sérénité.
Et puis, quelques semaines après cette parenthèse enchanteresse :
– Il faut qu'on se voie.
La voix haletante de Jacques ne présageait rien de bon. Lors de  leur  brève entrevue dans un café de la vieille ville, il lui offrit un visage décomposé et lui annonça :
– C'est ma femme, elle a un cancer du sein, elle entre demain à l'hôpital.
Cléo demeura muette, écrasée par la culpabilité et la compassion. Cléo connaissait peu l'épouse de Jacques, une plantureuse Italienne, mais suffisamment pour se mettre à sa place.
– Il serait préférable qu'on ne se voie pas pendant quelque temps, s'entendit-elle murmurer. 
Jacques acquiesça et se retira brusquement. Elle honora un dernier rendez-vous dans un palace et là, assise sur le bord du lit, tout en  enfilant ses sandales, elle fit ce dont elle se serait crue bien incapable, elle lui expliqua qu'elle ne pouvait pas envisager de continuer leur relation, compte tenu de la maladie de sa femme. Enlever un mari à son épouse ne lui posait aucun problème de conscience, non. Mais là, les dés étaient pipés au départ. Ainsi, la mort dans l'âme, elle mit fin à ses amours avec Jacques.

Elle retrouva Bernard serein. Sa carrière sur des rails comme il le proclamait avec béatitude. Malgré tout, pressentant le malaise de Cléo, il lui proposa après bien des réflexions :
– Tu devrais t'inscrire à l'université. 
Au moins, elle serait occupée, cesserait de passer ses journées à rêver, ce qui contrariait son pragmatisme très helvétique. Mais il dut déchanter. Cléo réalisa son rêve de jeunesse :  la faculté des lettres. La ménagère paresseuse devint une étudiante assidue, prit part aux forums estudiantins, discuta politique, se forgea des opinions personnelles, refusa certains principes, rejeta systématiquement les idées reçues, étudia plus que nécessaire mettant de côté sa mollesse habituelle. Elle argumenta sur tout, ce qui exaspérait Bernard, qui, par ailleurs, déplorait un laisser-aller vestimentaire qui lui faisait honte. Il briguait un poste de professeur, les manières et les opinions de Cléo nuisaient à sa bonne réputation. Ses parents n'avaient-ils pas raison ? La déchéance du père aurait-elle atteint la fille ?

Après ses cours, Cléo regagnait leur foyer, s’arrêtait devant la porte, poussait un soupir et se préparait à l'inévitable confrontation. Malgré les amis de Bernard, en dépit de la détérioration des sentiments, cette comédie ridicule, comme elle la nommait secrètement, dura quand même plus de deux ans. 
Deux ans durant lesquels elle abandonna ses ambitions d’être une femme de…à la hauteur, d’accomplir les tâches de Madame Nüsslin avec dextérité et application. 

Stupéfaits, les conjoints assistaient à une comédie dont ils étaient à la fois les auteurs et les spectateurs. À l’affiche – reproches, doléances, et réquisitoires. Comment Bernard, l’amoureux de jadis, avait-il pu se transformer en un tas de revendications, de prétentions et oublier l'amour ou l'affection ? Cléo se vit enfermée dans cette mascarade tous les jours pendant dix, quinze, trente ou même cinquante ans, piégée dans un long tunnel, une sombre galerie où défilaient des jours lamentablement semblables, avec l’ennui et la rancoeur en toile de fond. Quelle horreur ! Comment s'en sortir ?
Pendant ce temps, sous son regard incrédule, son conjoint se transformait en parfait petit prédateur, annexait les territoires réservés à ses collègues avec un cynisme glacial : 
– Ah ah, je l’ai bien eu ! 
– Un de plus !  lui lançait Cléo écoeurée.

Elle aspirait à être elle-même, pas Madame Nüsselin, pas la femme de ce tas d'arrogance, pas la fille de… mais Cléo, point barre, retrouver son autarcie financière, intellectuelle, sentimentale et sexuelle. 
Un jour, après avoir bu un peu plus que d'habitude, Cléo s'entendit dire lors d'une dispute  :
– On ferait peut-être mieux de divorcer.
À sa grande surprise, Bernard acquiesça :
– Oui, on ferait mieux.
Ainsi comme pour le mariage, son sort fut scellé en trente secondes. Le reste ne fut que joutes d'avocats où ni l'un ni l'autre n'eurent leur mot à dire. À l'annonce de cette nouvelle, les parents de Bernard réapparurent dans la vie de leur fils, payèrent le divorce et lui recommandèrent de se montrer élégant, alors que pour le mariage ils n'avaient jamais demandé à leur fils d'être un bon mari. Avec une telle belle-fille, ils devaient penser que cela ne valait pas la peine. Le divorce fut prononcé  par consentement mutuel. 

Cléo reçut une somme d'argent pour solde de tout compte. Une vie nouvelle pouvait commencer.

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