dimanche 26 mars 2017

01. Préface : Sabine



Hong-Kong - 1996

Le cataclysme m'est tombé dessus un matin, sous la forme d'un télégramme :
« Désolé de t'apprendre que Cléo décédée au mois de mars. Lettre suit. Oncle Charles ».
Quel choc !
Petite soeur envolée vers le firmament, l'ultime lien familial coupé net, Clac. Elle n'avait pas le droit de mourir sans m'avertir.  Mais qu'est-ce qui lui a pris, bon sang.  Rendre l'âme à tout juste quarante ans, on a pas idée ! Je lui en voulais terriblement, me perdais en conjectures : Un accident ? Une maladie ? Impossible. Avec cruauté selon son habitude, elle me laissait en rade, moi, Sabine née d'Aubertin désormais dernière survivante de la famille.
Je me suis affalée sur une chaise dans ma cuisine comme une gourde à tripoter le bout de papier entre mes mains, assaillie par un déferlement de questions. 
«Lettre suit»  n'a jamais suivi. Il fallait s'y attendre avec Oncle Charles, le frère de ma mère, un dandy, capitaine dans l'armée suisse, plus préoccupé par ses conquêtes féminines que par les affaires familiales.
Au fil des années, j'avais effacé mon enfance et tout ce qui l'accompagnait de mon univers de maman bourgeoise bien pensante, absorbée par mes trois rejetons et un mari italien que j'avais épousé dans un moment d'égarement quelque vingt ans auparavant.
Je ne voyais plus ma soeur depuis belle lurette, on ne s'écrivait jamais, même pas une carte à Noël,  mais un ruban invisible nous reliait à travers les milliers de kilomètres qui nous séparaient, tissés de nos gambades dans la prairie de La Tanière, le pavillon de la campagne genevoise que nous occupions en été, des repas avalés à la hâte dans la cuisine en compagnie des bonnes, père et mère brillaient par leur absence, alors on faisait bloc.
Quelle allégresse à sa naissance ! J'ai dévalé en courant les rues conduisant de l'appartement des grands-parents où on m'avait parquée en attendant l'heureux évènement, à celui des parents où la petite merveille avait pointé son nez dans la couche parentale. Enfin, une compagne de jeu s'annonçait, autre chose que mon débile de frère qui refusait obstinément de s'amuser. J'en tremblais d'excitation.
Bon d'accord, comme disait Papa, pour le moment ce n'était qu'une grenouille, hurlant et violacée.
Mais, par la suite je n'ai pas été déçue : parties de cache-cache, ballon, corde à sauter, tout y est passé. Nous étions inséparables, tournions autour de la cathédrale Saint-Pierre dans la vieille ville de Genève avec nos vélos, le derrière meurtri par les pavés. Plus tard on tapait le carton ou on s'affrontait aux dames.
Après le décès brutal de notre père en 1952, Cléo se mit à nous servir quotidiennement une vraie tronche de rebelle, déformée par le ressentiment. Elle en voulait à la terre entière, de quoi ? Mystère. Pour moi, elle était devenue une sorte de bête curieuse.
La dernière fois que nous avons échangé quelques mots, en 1958, elle apprenait la sténo-dactylo et semblait particulièrement malheureuse.
A cette époque que je me suis mariée avec Antonio et nous sommes allés vivre à Hong Kong où l'appelaient ses affaires. J'ai mis au monde trois enfants. Nous avons tous sillonné la planète dont j'ai connu essentiellement les aéroports et les villas de luxe louées. Quelques visites sporadiques à ma famille suffisaient à maintenir un lien au demeurant fort ténu et à me donner bonne conscience.
Je n'avais jamais ressenti de réelle affection pour mes géniteurs qui s'étaient contentés de ce rôle et se montraient froids et distants. Je crois que les enfants les dérangeaient dans leur vie d'adulte.  J'avais troqué leur rigidité truffée de secrets  contre l'amour chaleureux d'Antonio.
Mon frère avec sa débilité trop voyante me pesait et je me détachais sournoisement de Cléo de quatre ans ma cadette. Elle semblait constamment mal dans sa peau, toujours à la recherche de quelque chose. C'était fatiguant. Plus tard, elle a embrassé la révolution, s'est exercée à   lancer des pavés, sillonnant l'Europe avec des potes, la fleur dans les cheveux. Puis, comme tous ceux qui croyaient dur comme fer à un monde nouveau, dépitée, elle a essayé de se ranger. Mais elle n'avait pas pour vocation, d'être rangée. Elle y a vite renoncé et s'est mise à fréquenter les hauts lieux de la Riviera lémanique. Ensuite, je ne sais pas trop ce qui s'est passé.
À vrai dire, je m'en fichais éperdument. Mon frère est mort sans que je ne songe à suivre le cortège funéraire.  Je n'avais jamais éprouvé le moindre sentiment pour ce barjot. Ma mère et ma soeur pourraient lui rendre les derniers hommages  sans moi.
Une carte laconique de Cléo annonçait le décès de notre mère quelques années plus tard et m'informait qu'Oncle Charles s'occupait de tout. C'était très bien comme ça à mon avis.
Et maintenant ce télégramme:  un raz de marée inattendu, monstrueux qui tirait  le passé de son sommeil. 
Le temps a déposé un peu de brouillard sur mon chagrin, mes enfants ont quitté le foyer pour s'éparpiller aux quatre coins du monde. Mon mari, peu enclin à supporter une femme vieillissante et ménopausée a réintégré son Italie natale pour couler des jours heureux  avec une jeune et belle compatriote. Nous avons divorcé à l'amiable et je me suis retrouvée seule dans un pays étranger, le fantôme de Cléo pendu à mes basques. Elle était là près de mon oreiller, dans ma tasse de café du matin, je la voyais à travers les vitres ruisselantes de pluie. Elle ne me fichait pas la paix,  me tannait pour qu'on raconte son histoire et celle de notre famille ...  décomposée.
J'ai regagné  ma ville natale, arpenté les rues de notre enfance, revu l'immeuble que nous occupions, où ma soeur était née à côté de la cathédrale. J'ai loué un appartement dans une banlieue paisible et, peu à peu ,j'ai reconstruit le chemin parcouru par Cléo, visité le quartier des Grottes où elle s'était échouée vers la fin de sa vie, parlé à ses amis, me suis liée d'amitié avec sa copine Rolinette. J'ai ramassé les morceaux de cette existence que j’ai assemblés, comme un puzzle. 
Je vous en livre le tableau reconstitué peu à peu. 

La vie de Cléo, ma soeur, comme moi, fille de banquier.


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