Les souffrances avaient débuté quatre siècles auparavant.
Le beau pays de France-1589 : Henri IV signe l'Édit de Nantes, un décret de tolérance reconnaissant la liberté de culte aux protestants. Un petit siècle plus tard, en octobre 1685, en son château de Fontainebleau, Louis XIV, révoqua totalement ledit édit. Le protestantisme était frappé d'interdiction sur le territoire français.
Les familles protestantes plongèrent dans un mauvais rêve : enfants baptisés d'office dans la foi catholique sur ordre de l'Église, temples et écoles protestants rasés sans ménagement. Puis, le gouvernement, qui n'en était pas à une contradiction près, ordonna aux pasteurs de quitter la France, tout en interdisant aux simples fidèles d'en faire autant sous peine de galères.
Une poignée de familles de la région de Crest dans la Drôme endurait avec courage la morgue et le mépris du Roi de France. Tout rassemblement de réformés étant surveillé, ils se cachaient pour prier et chanter des psaumes dans le bois de Saou, situé non loin de la ville. Un dimanche matin, alors qu’ils glorifiaient Dieu, les soldats du Roi boutèrent le feu à la forêt. Une grande partie des adeptes rendirent l'âme dans d'atroces souffrances, brûlés vifs. Ceux qui échappèrent au massacre optèrent pour la fuite, malgré les risques.
Ils s'exilèrent à Genève, terre protestante, mais hostile aux étrangers.
Genève île rousseau |
Deux cents ans auparavant, Calvin, un intégriste à la recherche d’une religion pure, dépourvue d’ornements, avait régenté la ville et ses habitants. Cet ayatollah du protestantisme ne tolérait ni luxe, ni fêtes, ni spectacles. L'être humain n'était qu'un pauvre pécheur. Seul le travail assidu de toute une vie lui permettrait de gagner la miséricorde divine. Dans ces conditions, toute manifestation de joie, de bonheur, tout ce qui ressemblait de près ou de loin à du divertissement choquait les esprits. La population genevoise, pliant sous le poids de la culpabilité, assistait chaque dimanche au culte austère et dépouillé que le pasteur rendait du haut de la chaire de la cathédrale St-Pierre.
Cette république n’accepta qu’avec réticence les nouveaux réfugiés venus du Sud de la France. Ils se méfiaient de ces hommes et de ces femmes, des bons vivants au langage coloré qui aimaient rire, danser, bref, s’amuser – un crime impardonnable. Mais la bienséance imposait que ces coreligionnaires fussent accueillis décemment. On décida astucieusement de les reléguer dans un lieu que personne ne leur envierait.
Au coeur des Alpes suisses, le glacier du Rhône déploie sa robe blanche et crache une cascade de flots tumultueux, le Rhône, qui dévale la vallée jusqu'au lac Léman dans lequel il se blottit. Ce plan d'eau en forme de croissant, long d'une centaine de kilomètres, est bordé au Nord par la Suisse et au Sud par la France. À l'extrémité ouest du lac se niche la République de Genève qui intégra le giron helvétique en 1815. C'est là que le fleuve, après s’être assoupi dans les eaux turquoises du Léman, se réveille et poursuit sa destinée, direction la mer Méditerranée où sa vie s'achève.
Genève campait sur une colline surplombant la rive gauche du Rhône. Deux artères parallèles ourlaient la ville entre les quais et le flan de la butte – la rue du Rhône et les rues Basses – d'où le quidam gravissait des ruelles étroites et pentues pour atteindre le parvis de la cathédrale Saint-Pierre, vieille dame froide et austère, qui dressait sa flèche vers les nuages. Poursuivant sa route, il gagnait la rue de l'Hôtel-de-Ville où étaient entreposés quelques canons (on n’est jamais trop prudent !). Dans le prolongement de cette dernière serpentait la Grand-Rue. En bifurquant à gauche, il s'engageait dans le passage de l'Écorcherie, ainsi nommée à cause des abattoirs qui débouchaient sur les trottoirs. Il découvrait alors la rue des Granges, qui dominait le flan de la colline où l'on déversait les carcasses encore fumantes des animaux.
C'est là que des logements furent assignés aux réfugiés. Épuisés par des semaines d'errance, ils s'échouèrent sur les bords de cette falaise aux relents de charogne.
Deux siècles s'écoulèrent, les abattoirs furent déplacés. Les héritiers d'exilés y édifièrent de magnifiques hôtels particuliers, se métamorphosèrent, à force d’âpreté au travail, en ressortissants respectés de la République, en Bourgeois de Genève, pieux et intègres : avocats, banquiers, politiciens. Durant deux cents ans, les mêmes familles occupèrent ces demeures perchées sur la colline désormais débarrassée de ses immondices. Ces habitations se ressemblaient. On y pénétrait par une lourde porte cochère qui débouchait sur une cour au fond de laquelle une élégante fontaine crachotait un filet d'eau dont le bruissement gracieux trouait le silence qui régnait en permanence dans l'immeuble. Un perron conduisait à un large escalier menant aux appartements. Les logements comprenaient quatre grandes pièces avec vue sur la ville, dont un salon d’apparat. C'est là que les bourgeois contemplaient une pente douce recouverte de massifs de fleurs qui s'étirait jusqu'à un magnifique parc. De leurs fenêtres, ils admiraient les quartiers ouest de la cité qui s’étendaient à leurs pieds, bordés par la campagne environnante, puis tout au loin la France, éclairée par le soleil couchant. Les autres pièces, la cuisine, l’office et les chambres du personnel s'ouvraient sur la cour intérieure.
Au fil des ans, sur fond de richesse et d'intégration à la bourgeoisie de la ville, la probité s'éroda quelque peu. L’argent peu à peu effaçait les vertus.
Au vingtième siècle, la rue était toujours occupée par les mêmes familles, fières de leur filiation et de leur religion. Ils se connaissaient tous et participaient à une vie sociale intense, où régnaient la retenue et les bonnes manières. Les hommes dirigeaient la plupart des cabinets d'avocats de la cité, travaillaient dans les banques privées de la place, adhéraient au même parti politique. On n'imposait pas de mariage aux enfants, mais ils avaient la décence de choisir leurs épouses parmi des familles reconnues.
Nos ancêtres sont dans nos têtes |
Lucien et Isabelle d'Aubertin et leurs trois enfants Ernest, Olga et Marguerite occupaient le premier hôtel au numéro 2.
Alfred et Anne Belmont, leurs enfants, Charles et Hélène vivaient depuis deux générations au numéro 10.
Ce fut donc sans surprise que la communauté célébra en 1935 le l'union d'Ernest d'Aubertin et Hélène Belmont.
Trois enfants naquirent, Sabine, Constant et Clotilde, que son père, dans un accès de fantaisie, surnomma Cléo, nom qui ne devait jamais la quitter.
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