samedi 10 juin 2017

12. BERKELEY-LA REVOLUTION

Berkeley 1964



Divorcée, Cléo plongea avec délectation dans les études, publia avec un certain succès des articles dans un journal alternatif. Plus personne à qui rendre des comptes, c'était le paradis, la liberté. Curieuse de tout, elle apprenait goulûment.  Mais pourquoi donc cette langueur continuait-elle à traîner dans son existence ? Pourquoi cette tristesse tapie à l'angle d'une journée radieuse ? Elle aurait dû prendre la vie à bras le corps, mais non, elle trouvait toujours un animal triste au fond de son ventre !

Elle venait d'achever sa première année universitaire,  la nécessité de garnir son pécule pour affronter la prochaine saison l'amena devant le tableau où étaient affichées les offres d'emploi pour l'été. Une annonce attira son attention – bourse aux étudiants pour une formation dans une université américaine. Elle resta plantée là, songeuse. L’Amérique, un rêve qu'elle avait toujours cru hors de portée, trop extraordinaire, s'installait parmi les possibles. Surprise par sa propre audace, elle composa le numéro indiqué. La suite ne fut qu'une succession de formalités. Ses dernières hésitations balayées, elle renvoya le questionnaire dûment rempli, fut convoquée à l'ambassade des États-Unis à Berne où elle répondit à quelques questions de circonstance – non elle n’avait jamais voyagé dans les pays du bloc soviétique – et non ses parents non plus. Aux États-Unis, le Maccarthysme battait son plein et la méfiance était de rigueur. Mais Cléo, au passé sans taches, obtint sa bourse, reçut un visa accompagné d’un « have a nice time » de la part de l’employée de service. Ces démarches rondement menées lui laissèrent à peine le temps de réaliser qu'elle était sur le point de troquer la vieille Europe contre le rêve américain.

Le programme proposé aux boursiers de diverses nationalités offrait le voyage en paquebot vers New York. Le navire quitta le port français du Havre dans un hurlement de vapeur.  Accoudée au bastingage, Cléo contempla sans regret le rivage de la France qui s'estompait à l'horizon.    La traversée dura six jours. Six jours de croisière durant lesquels elle s'étendit en bikini sur un transat en rêvant à son avenir au pays des yankees. Le soir, elle ingurgitait des cocktails au bar avec ses compagnons, palabrait en compagnie d’officiers et d’étudiants, gagnait la piste de danse où un chanteur égrenait des slows langoureux, les couples se formaient.   La semaine s’envola dans un feu d'artifice de réjouissances.
New York et la statue de la Liberté surgirent un matin du brouillard. 
– Ça y est, pensa Cléo, le coeur battant et les larmes aux yeux, j’y suis. 
Après les formalités douanières, elle débarqua ses bagages à la main et fit connaissance avec la Grande Pomme bruyante et démesurée.
New York 1964

Les étudiants excités et hilares déambulèrent dans les rues de la ville sous la bonne garde de Maggie, cheveux serrés et tenue stricte, chargée d’accueillir les boursiers étrangers. Cléo, les yeux écarquillés, contemplait le ballet perpétuel des voitures, des taxis et des bus, orchestré par le hurlement des sirènes de police et des klaxons. Elle observait, médusée, le ruban continu de la foule, costumes cravate pour les messieurs, tailleurs et talons hauts pour les dames, se hâtant vers leurs bureaux. A cinq heures de l'après-midi, les employés quittaient les grattes-ciel et disparaissaient,  avalés par les bouches du métro. Elle aurait pu observer durant des heures, mais les estomacs criaient – manger –  et la petite bande dégusta son premier repas américain, un hamburger gras et juteux, accompagné de frites et d'un demi-litre de coca-cola. L’hôtel offrait une télévision dans chaque chambre. Impossible de dormir pour la petite Suissesse fascinée par l'écran. 

Après cette semaine frénétique, tous furent acheminés dans leurs facultés respectives, chargés de recommandations sur les us et coutumes de leur nouveau pays et les règlements universitaires. Cléo embarqua dans un avion de l'American Airlines à destination de la Californie.

Quelques heures plus tard, le gros porteur se posa gracieusement sur l’aéroport de San Francisco. Lors de sa lente descente vers le tarmac, Cléo, le nez collé à la vitre, contempla par cette fin de journée exempte de brouillard  l’océan Pacifique, le Golden Gate Bridge et le Bay Bridge, les maisons blanches éparpillées à perte de vue jusqu’à l’océan. Dans le hall, elle avisa un couple d'âge moyen brandissant une pancarte avec son nom. Ils se présentèrent, lui  était professeur de droit, et lui expliquèrent qu'ils étaient chargés de l'accueillir et la conduisirent en voiture à Berkeley, bourgade accrochée sur la colline dominant la baie de San Francisco, composée des bâtiments universitaires et d’une multitude de villas  cossues disposées soigneusement au-dessus du campus. Cléo s'installa dans un petit immeuble, situé sur Ellsworth Street à cinq cents mètres de l'université où elle se rendit à pied chaque matin à neuf heures.
Au programme d'étude, sélectionné avant son départ : histoire des États-Unis depuis l'arrivée du Mayflower en l620, navire chargé de 102 émigrants. Quelques semaines plus tard, sagement assise dans un amphithéâtre bondé, elle prêtait une oreille attentive au professeur, tout en prenant des notes.
– La Deuxième Guerre mondiale qui débuta le 7 décembre 1941...
Cléo se risqua à protester :
– Je crois que la Seconde Guerre mondiale a commencé en septembre 1939 par l'invasion de la Pologne par l'Allemagne.
– Eh, Miss frenchie, la guerre a démarré quand les Américains sont entrés en guerre en décembre 1941. Pigé ?

Et voilà, tant que l'Amérique n'était pas entrée en guerre, il n'y avait pas eu de guerre, c'était aussi simple que ça. Cette démonstration d'arrogance la laissait rêveuse. La terre d'accueil, qu'elle avait vénérée de loin, montrait son autre visage : l'arrogance, la morgue, le dédain, fidèles compagnons de ceux qu'accompagne la certitude d'être les plus forts.

À part cet accroc, elle poursuivit ses études sans heurts pendant les quatre premiers mois – cours, bibliothèque et soirées entre étudiants de diverses nationalités. Elle observait son entourage, avide de sensations nouvelles. Et des événements inattendus n'allaient pas manquer de se produire.
Dans les années 1964-1965, Berkeley fut le théâtre d'un soulèvement estudiantin provoqué par un décret anodin des professeurs :
 – Interdiction aux élèves de se rassembler sur le campus pour y débattre. L’université est un lieu d’apprentissage, pas une estrade pour de futurs politiciens. 

Cette décision mit le feu aux poudres. Et lorsque la révolte démarra, le détonateur fut très vite oublié. Les sit-in  et les discours redoublèrent. Cléo assista aux assemblées et se rallia à la rébellion, par curiosité au début. En décembre, elle écouta avec attention Mario Savio, leader du mouvement étudiant : 
« Il est un moment où le déploiement de la machine devient si odieux, qu'il vous brise le coeur et que vous n'êtes plus capable d'y participer d'une quelconque façon. Vous devez vous redresser et vous mettre en marche pour arrêter cette machine infernale d'une manière ou d'une autre. Et vous devez faire savoir à ceux qui la font marcher et à ceux qui en sont les propriétaires que cette machine devra s'arrêter ».
La machine à broyer les individus, une vieille connaissance de Cléo. écrasée, étouffée, elle l'avait été durant sa brève vie par le brouillard des non-dits, si clairement exprimés. La route de sa jeunesse, pavée de mauvaises intentions et de codes secrets l'avait claquemurée dans ce carcan invisible.

« Faites l'amour pas la guerre ». Ce slogan fleurissait sur le campus, c'était amusant, séduisant, égrillard même. En réalité, Cléo était soulevée par une émotion métaphysique, absolue et intense. Les questions angoissantes s'estompaient, les – mais qu'est-ce que je fous là ?  disparaissaient. Maintenant, elle savait, elle devait apporter sa pierre à la création d'un monde nouveau, manier la pelle et le verbe pour supprimer l'ancien. La pieuvre s'envolait poussée vers la sortie par l'espoir.

Hélas, on ne change pas facilement la terre dans laquelle on a été priée de pousser. Même à 4000 km du sol natal, sa naïveté de petite bourgeoise bien élevée refusait obstinément de s'effacer. Un jour alors qu’elle sillonnait les rayons d’un grand magasin, à la recherche d’une paire de chaussures, fatiguée par deux heures d'errance, elle se dirigea vers la cafétéria pour une boisson et un peu de repos, mais tous les sièges étaient occupés. Cependant, en cherchant bien elle aperçut dans un coin retiré, proche des toilettes, une table pour huit à dix personnes où était assise une jeune femme noire qui la dévisageait. Cléo s'effondra sur une chaise épuisée. La femme s'approcha d'elle :
– Vous ne devriez pas vous asseoir là.
– Ah bon, pourquoi ?
– Je vois vous n'êtes pas américaine, elle poussa un soupir et lui désigna une pancarte « emplacement réservé aux gens de couleur ». Cléo jeta un coup d’oeil autour d'elle, de nombreuses personnes élégamment vêtues de robes fleuries papotaient gaiement en dégustant des pancakes, des glaces accompagnés de café ou de coca. Elle sourit à la jeune femme noire mais ne bougea pas. Désemparée, celle-ci se leva brusquement et s’enfuit en serpentant entre les tables. Cléo absorbée par son café ne les remarqua pas : deux policiers surgis de nulle part (le genre d'homme qu'on n’a pas envie de contrarier, gros, grand et fort, armé de matraques). Ils l'attrapèrent fermement par le bras et la conduisirent à la porte du magasin en ricanant et émettant des commentaires désobligeants sur cette frenchie qui ne comprenait rien aux moeurs américaines. 
Cléo sentit la moutarde chatouiller ses narines. À ce moment précis, elle aurait préféré être un molosse de 1,90 mètre et de 85 kilos tout en muscle, ce qui lui aurait permis de leur jeter à la figure SON point de vue sur les habitudes américaines. Elle hésita à protester et retourner à l'intérieur de la cafétéria. Mais voilà, elle était une femme de 169 cm et de 50 kilos, à cause de sa fragilité, les arguments lui manquèrent. Elle se contenta de battre lâchement en retraite, abandonnant les gens de couleur à leur sort. 

La Suissesse poursuivit donc son existence d'étudiante appliquée, tout en déambulant sur le campus à journée faite sur le campus en ébullition, parfois s'étendant sur l'herbe, fermant les yeux et goûtant la douceur du climat californien.

Elle se joignit à une communauté d'étudiants révoltés, déménagea avec ses nouveaux compagnons dans une bâtisse inhabitée d’Oakland, une ville située au sud de Berkeley, peuplée d’ouvriers. Pas de vue sur la baie depuis Oakland, seuls les nantis, les professeurs de l’université pouvaient s'offrir le panorama sur   le bay bridge, le plan d'eau où voguaient de nombreux voiliers et les couchers de soleil féeriques. 
La petite bande c'était : Elisabeth et Johanna, deux jeunes-filles de 23 ans. Elisabeth était originaire de New York, ses parents enseignaient dans une école primaire et Johanna avait grandi dans l’état du Missouri où elle avait participé au mouvement de libération des noirs. Son père, un américain rigide, englué dans les conventions y dirigeait une société d’exploitation de bois. Il avait écarté d'un revers de la main les velléités révolutionnaires de sa fille et, devant son obstination, finit par la prier de quitter la maison. Les autres colocataires étaient Paulo, un Américain de souche italienne dont le père tenait un restaurant à Chicago et Bill, un être mystérieux qui ne parla jamais de ses origines.  
Ils étaient jeunes, ne doutaient de rien, brandissaient leur idéal et, inconscients, ne se souciaient guère des dangers. Ils complotaient abondamment. Comment, oui comment… renverser cette société dans laquelle ils végétaient entre études, paris risqués des examens et un avenir trop incontestable. 

Ils photocopiaient des tracts, les distribuaient sur le campus, poussaient les étudiants à se joindre à eux. Bill présidait des rassemblements, prononçait des discours déclarant que les dirigeants, les gouvernements allaient être anéantis et une société plus juste, un monde où chacun aurait sa place, où les barrières sociales disparaîtraient, surgirait bientôt du chaos.
Enfin, le haschich apparut, des joints circulaient dans leur petite communauté, c'est Bill qui fournissait, il en fumait dès le matin. Cléo aspirait le joint qu'on lui tendait et les angoisses s'évanouissaient. Pour quelques heures elle connaissait détente et sérénité.
Bill, d'un seul regard enchaîna Cléo affamée d'amour, désormais incapable de penser sans Bill, de travailler sans Bill, de vivre sans Bill, captive de son corps presque décharné, de sa chevelure qui effleurait ses épaules, de sa moustache impertinente sur ses lèvres charnues, de ses yeux à la verte mélancolie, de son éternel jean troué et de son vieux t-shirt. Un être fantasque et énigmatique, constamment préoccupé, un taiseux en dehors de ses discours politiques.

En conformité avec sa nouvelle philosophie, Cléo partageait tout ce qu'elle possédait avec complaisance, ses vêtements, ses effets personnels et son argent, même avec ceux qui ne demandaient rien. Les études soudain l'assommaient, utiles uniquement à faire d'elle un bon petit soldat-citoyen formaté à défendre le système en place, avait-elle compris !
Elle embrassa la politique à bras le corps, fascinée par les idées nouvelles qui ouvraient les portes d'un avenir souriant. Elle partageait des nuits fougueuses avec Bill sur leur étroit matelas, mais celui-ci demeurait froid et distant durant la journée.
Je l’aime, pensait Cléo. Son coeur battait, dès qu’elle entendait ses pas dans l’allée, elle se précipitait alors vers lui, toutes affaires cessantes. Honteuse, de succomber à un sentiment si commun. 
L'univers de Bill, c'était la politique et rien d'autre.
– Je suis en train de gaspiller mon temps commenta-t-il un après-midi qu’ils se promenaient dans un parc, main dans la main. 
– Ces moments où nous nous baladons comme de parfaits petits cons sont perdus pour la société. La politique c’est plus important que tout parce qu’elle donne un sens à notre vie sur terre qui devait contribuer à édifier un Nouveau monde pour les générations futures.  Cléo avalait ces doctes paroles en retenant ses larmes,  humiliée d'être considérée comme du temps gâché.  
Les nuits, les discussions allaient bon train, Bill crachait ses monologues politisés que tous buvaient avec avidité.

Un soir, il les réunit :
– Il faut faire quelque chose. Tous ces discours sont inutiles. Si nous ne mettons pas des bombes dans leurs demeures de riches, ils ne comprendront jamais.
– Qu’est-ce que tu veux faire ? 
– Exploser la villa de Monsieur Paterson, la réduire en miettes, voilà.
Monsieur Paterson, un professeur de droit bien connu pour ses idées conservatrices et ses principes inflexibles, détestait les étudiants qui manifestaient sous les fenêtres des salles de cours où il n'y avait plus moyen de se faire entendre.
– Mais tu es fou, il va mourir, on ne peut pas assassiner quelqu’un. 
– Faisons l’amour, pas la guerre ajouta Johanna en souriant vaguement.
La révolution pacifique, Bill n’en avait rien à faire  :
– Alors, c’est comme ça, vous vous révoltez, mais dès qu’il y a un risque, pfft, plus personne. Qu’est-ce qu’il en a à foutre Monsieur Paterson de nos discours sur le campus, il ne les écoute même pas. Il attend tranquillement que cela se termine, qu’on rentre dans le rang. Tout le monde n’attend que cela, qu’on se calme. Eh bien moi je ne vais pas me calmer. Vous, je ne sais pas, mais pas moi.
Il poursuivit sa litanie :
– La vie d'un individu n'est rien. C'est notre rêve qui compte et sans des actes, il ne se réalisera jamais. Notre société, cette machine infernale, ne mourra pas sans notre contribution. 
Il conclut en réponse à la valse-hésitation ambiante  :
– J'en ai assez, demain j’y vais.
Échange de regards ahuris :
– Mais qu'est-ce que tu vas faire ?
Bill poursuivit sans répondre :
– Vous êtes des minables, des ratés, à cause de gens comme vous, rien, non rien ne changera jamais. Ah oui la fleur au fusil, et bien sachez-le, vous les faites rigoler avec votre pacifisme ridicule, ils se marrent et continuent à nous tailler à leur image.

S’asseoir dans l’herbe, écouter béatement un orateur, manifester en vociférant des slogans – des enfantillages ! Maintenant, c'était du sérieux, ils rejoignaient la catégorie terroriste. Le cynisme et l’audace de Bill les effrayaient, mais ils ne voulaient pas passer pour des lâches. Après tout, peut-être que le professeur… serait absent lorsque la bombe sauterait, seule sa villa serait détruite. Car c'était bien de cela qu'il s'agissait : placer une bombe dans la paisible villa d'un citoyen américain apprécié de tous, hormis de quelques étudiants.
Bill persuasif finit par les convaincre, y compris Cléo pourtant sceptique, elle ne protesta pas – Si j'approuve, il m'aimera.
Monsieur Paterson et sa famille s'absentèrent le week-end suivant pour visiter les tout nouveaux vignobles de la Napa Valley .
– C'est le moment déclara Bill, et il ajouta :
– C’est moi qui y vais,  vous n’y arriverez jamais. Le ton était sans réplique.
Ils ressentirent un mélange d'humiliation et de soulagement. 

Bill cogitait depuis plusieurs jours sur la manière de raser la villa Paterson, il se rendit seul en début de soirée à la demeure du Professeur nichée dans un cadre de verdure sur la colline qui dominait le campus. Il fit éclater une vitre avec son poing enveloppé d'un chiffon et pénétra dans la maison. Après avoir erré quelques instants, il trouva ce qu'il cherchait, le manomètre du gaz. D'un coup de marteau, il le brisa net, laissant le combustible sous pression s'échapper dans un sifflement aigu.
– Le prochain qui allume la lumière, pensa-t-il, boum tout saute.
Muni de sa lampe de poche, il se rendit en courant dans le salon à l'étage. Des journaux jonchaient le sol, des vêtements et des sous-vêtements, tels des pétales de fleurs fanées, ornaient les fauteuils et le canapé. La table accueillait des tasses à café sales où gisaient des mégots. 
– Pas très soigneux, Paterson ! ricana Bill. Il aperçut le bureau depuis une porte entr'ouverte et y pénétra. Au fond de la pièce trônait un meuble à tiroirs où étaient rangés des dossiers. L'un d'eux portait l'étiquette renseignements étudiants. À l'intérieur, des chemises en carton étaient classées par ordre alphabétique. Bill fouilla frénétiquement à la recherche de son nom. Il le trouva, avec une belle photo, genre photo de passeport, et plusieurs autres, prises de lui sur le campus haranguant la foule, le tout accompagné de commentaires… insultants, de détails sur sa vie privée, ses dépenses, ses loisirs. Il consulta encore d'autres dossiers concernant certains de ses amis. Plusieurs minutes s'écoulèrent, pendant qu'il était absorbé par sa lecture.
Pendant ce temps, un matou curieux s'approcha à pas prudents de l'habitation, il n'était pas bien lourd l'animal, mais l'éclairage automatique de la terrasse se mit en marche… baoum, une explosion déchira l'air, la villa vola en éclats.

À Oakland, l'inquiétude bannissait le sommeil, les quatre compagnons discutèrent nouvelle société toute la nuit pour passer le temps, mais surtout pour masquer leur malaise. L’attente s'éternisait. Au petit matin, toujours pas de Bill. Ils décidèrent d'aller aux nouvelles, et parvinrent hors d'haleine à la demeure du professeur Paterson. 
Stupéfaits, ils découvrirent le cordon de police, un attroupement et les restes de la maison calcinés qui se dressaient dans le ciel. Une paire de chaussures d’enfant, rescapés du désastre, traînaient dans le jardin, un peu de fumée s'échappait des massifs de conifères déchiquetés. De superbes magnolias embaumaient l'atmosphère où leur odeur se mêlait à l'âcreté qui provenait des ruines. La villa avait bien sauté, mais où était Bill ?
Ils s'enfuirent effarés, parcoururent le campus dans tous les sens à sa recherche, en vain. Accablés par son absence et son silence,  ils passèrent la nuit à parler de Bill, imaginer ce qu'il était devenu, lancer des ébauches de réponses :
– Il se cache à cause de la police.
– Il est parti dans les montagnes.
– Il est retourné chez lui.

Le lendemain matin, une sonnerie stridente et insistante retentit dans toute la maison.
Johanna fut la première à s'extraire d'un sommeil lourd peuplé de cauchemars. Elle entrouvrit la porte avec précaution.  Deux policiers se tenaient dans l'embrasure : 
– Il y avait eu une explosion chez un professeur de l'université, étaient-ils au courant ? 
Maintenant tous quatre étaient rassemblés devant la porte.
— Oui, ils en avaient entendu parler. 
— Savaient-ils où se cachait leur compagnon Bill ?
– Non…
Les paroles brutales, les regards ironiques des policiers semaient le trouble. Les coeurs battaient.
– Ah, vous ne savez pas et bien nous, on le sait. Il était à l’intérieur de la villa. Il est mort déchiqueté. Qu’est-ce que vous en dites ? Hein…
Cléo qui écoutait le dialogue depuis la cuisine où elle ingurgitait un café à la hâte, chancela sous l'explosion intérieure, s'écroula lourdement sur le sol,  la main sur sa bouche, les yeux secs. C'en était trop.
Les jours suivants, ils furent convoqués au commissariat d’Oakland où on leur posa des questions et encore des questions. 
– Comment vivait Bill, s’étaient-ils disputés ?
– Est–ce que vous aviez des rapports sexuels demandèrent-ils à Cléo ? 
– Euh… hésitations... oui, oui.
– Qu’est-ce qu’il allait faire là-bas ? 
– Je ne sais pas. Je n'en ai aucune idée !
Les convocations et les interrogatoires se succédèrent durant plusieurs jours. Mais les quatre compagnons, pour jouer les héros, ou pour s'épargner une désagréable suite judiciaire, dans un accord tacite ne révélèrent pas ce que Bill était allé faireXX « là-bas ».
– Qu'est-ce qui va m'arriver ? 
Cléo, pétrifiée, le coeur en charpie s'enfonçait dans un bourbier de chagrin et de peur. Bill mort, ses rêves s'effritaient, demeurait l'épouvante. Elle n'avait plus qu'une envie : se cacher,  découvrant qu'elle n'était dans ce pays d'espoir qu'une étrangère. Elle lisait dans les yeux des policiers qui l'interrogeaient le soupçon et la méfiance pour tout ce qui n’était pas américain, parlait avec un accent, portait des pantalons. Dans quelle trappe était-elle entrain de culbuter ? Soupçonnée de complicité de tentative d'assassinat, comme les policiers ne manquèrent pas de lui faire remarquer. Telle un animal traqué, elle se terra dans sa chambre.  Finalement, c'était elle la responsable, l'instigatrice par omission. Elle aurait dû retenir Bill, le supplier, mais elle n'en avait rien fait pour ne pas affronter son mépris. 
La pieuvre renaissait, plus féroce que jamais.  
La police conclut à l’accident. Bill aurait pénétré dans la villa par effraction pour voler. Il aurait actionné le gaz par erreur, celui-ci était resté allumé, en sortant ses pas auraient enclenché l'éclairage automatique de la terrasse. Voilà, lui, le révolutionnaire, propulsé à l'étage du petit voleur pour la postérité. Cléo fut tentée de dire la vérité, pour lui rendre justice.
– Il voulait bâtir un monde nouveau, Bill était meilleur que nous, il a sacrifié sa vie pour ses idées. 
Mais elle s'enveloppa dans le manteau soyeux de la lâcheté : Parler tout haut pourrait se révéler inutile et dangereux.
Les parents de Bill, des gens modestes, des ouvriers des régions du Nord, arrivèrent le lendemain. Ils pleuraient en silence, ne purent se recueillir sur la dépouille de leur fils. L'état du cadavre était tel que la police leur refusa cette consolation. Après la cérémonie d'incinération, ils se retirèrent, emmenant l’urne contenant les cendres du défunt, ne posèrent pas de question, s’en tinrent à la version fournie par les policiers et repartirent sans saluer ses amis, ni Cléo.  Avec l'aide du haschich et de la bière, elle finit par ne plus penser à rien, à rien du tout. 
Ce qui restait du petit groupe se disloqua. Soudain, c'était chacun pour soi, pour tenter d'oublier. 

Cléo loua une chambre et continua à fréquenter l'université. Elle essaya de se concentrer sur ses études, mais son cerveau  refusait de travailler. Tout lui paraissait vain :  la révolution en marche, le nouveau monde :  quelle inanité en regard de l'absurdité de la disparition de Bill. 
Elle déserta les salles de cours, traîna sur le campus vêtue d'un tee-shirt sale et d'une jupe longue bariolée, cheveux crasseux flottant sur les épaules, écoutant les discours des étudiants,  mais se figeait en spectatrice, ne prenant part à aucune action, se bornant à  observer  tristement de loin.
Le haschich la calmait, elle pouvait continuer à ne penser à rien et c’est tout ce qu’elle désirait pour le moment. Mais les effets bénéfiques finirent par diminuer. En fait, fumer la transformait  en larve, sans ambition, sans projet, sans idéal. Son style de vie déplut au corps professoral. 
Elle reçut un courrier lui annonçant que sa bourse lui était retirée. Son esprit embué ne lui offrit pas d'autre dénouement que le retour en Suisse. C'est la mort dans l'âme qu'elle s'y résigna.




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