lundi 17 juillet 2017

13. RETOUR AU BERCAIL



L'avion décolla de l'aéroport de San Francisco pour déposer Cléo à Genève via Paris. 
Alors que la baie s'éloignait dans la brume, elle déroula, songeuse, le film des derniers évènements et s'enfonça dans un examen de conscience amer. Une fois de plus elle s'était révélée incapable de la moindre rébellion, du moindre soulèvement, par pleutrerie.  Elle avait laissé Bill se rendre seul vers une disparition sans gloire, avait refusé de se joindre à lui lorsqu'il se dirigeait la haine au ventre vers cette maudite villa du professeur Paterson. La vision de son amant déchiqueté la hantait. La lâcheté, marque de fabrique de la famille d'Aubertin, l'avait rattrapée. Décidément, le chemin des héros s'avérait trop escarpé pour elle. 
Retour dans le pays d'enfance: l'exiguïté de la patrie collait à la peau comme les barreaux d’une prison. La Suisse, territoire insignifiant sur la planète dont l'oncle Sam n'a jamais entendu parler. L'Américain moyen connait la France, Paris, les Champs Élysée et les jolies filles, l'Angleterre et ses traditions ou l’Allemagne et sa rigueur, mais en l965 pour lui, la Suisse ce n’était rien. Durant son séjour, assaillie de questions, elle avait répondu :
– Je viens de Suisse. 
– Pardon ? C’est quoi la Suisse ? C’est où ? Ah oui la Suède vous voulez dire. 
Et voilà, là-bas, l'opulente et sereine Helvétie n'existait pas, pour l'Américain lambda en Suisse, c'était nulle part. 
Ce non-pays n’a pas d’existence pour le reste du monde, sauf pour quelques fortunés prompts à placer leurs avoirs dans les banques de la place. Mais là, c'est une autre histoire. 
En conséquence, le dénominateur commun des habitants de la nation est le statut de non-personne, vivant une non-existence. Si dans des circonstances improbables, un citoyen prétendrait être quelqu’un, on lui rappellerait promptement qu’il est urgent de réintégrer les rangs des êtres dépourvus de destin prestigieux. Le Suisse est ainsi, il aime l’uniformité, et les têtes qui dépassent, il faut les décapiter d'urgence.
Certains se définissent par leur grandeur d'âme, par leur talent, par leur fortune (pourquoi pas) ou par leur beauté, mais le Suisse, lui, demeure indifférent face à ces nobles sentiments et préfère le règlement comme référence. Tout un programme ! Et les règlements abondent dans ce pays.  En Suisse, terre de liberté flétrie, tu paies tes dettes et tu obéis. Le délit de non-paiement devance n’importe quel autre forfait. Mieux vaut prendre son fusil, que chaque Suisse a le devoir de garder à la maison,(on ne sait jamais, le pays pourrait être envahi) et abattre sa femme par jalousie que de négliger l’acte mensuel que tout Suisse accomplit en faisant consciencieusement la queue à la poste – s'acquitter de ses factures.
Cléo avait embrassé la révolution en marche porteuse d'espérance, apanage de tous les possibles. Dorénavant, elle ne pourrait oublier la douce promesse du changement, la probabilité fascinante d'une société métamorphosée, même si le rêve américain et ses séductions matérialistes avaient été écartés pour cause d'asservissement.
Mais voilà, ici les révoltés, leurs rêves, leurs perspectives alléchantes n'inspiraient que crainte et suspicion. L’horizon se cogne sur les Alpes. Restez à l’intérieur, citoyens ! Un nouveau monde, un soulèvement en vue, tout cela ne convient pas à des non-personnes.
Cléo tentait de faire son deuil de la grande aventure entrevue sur les bords de l’océan Pacifique. Elle s’efforçait d'intégrer le flot des anonymes, se coulait dans la masse de ses compatriotes, et ne se préoccupait plus que de futilités, désirant juste être comme les autres, toucher un salaire à la fin du mois, s’acheter de jolies choses.
Etudes et ambitions abandonnées sur le chemin de l'indolence, elle se glissa dans un nouvel emploi de secrétaire aux Nations Unies, paya ses factures scrupuleusement, effaça provisoirement le souvenir de Bill et se vautra dans une vie réglée comme du papier musique, boulot du lundi au vendredi et le week-end, discothèque, rencontres, alcool et petits pétards, une exigence pour courber l'échine avec délectation.
Pour parachever ce retour à la normale, elle fréquenta à nouveau la famille. 
Sa mère, magnanime l’invita à déjeuner dans un restaurant chic de la ville. Elle l’attendait devant une nappe blanche, portait une robe en soie, impeccable selon son habitude. L'inquiétude transpirait dans son regard. Elle s’apaisa tout de suite en apercevant sa fille, débarrassée de toute velléité d'originalité, vêtue d'un tailleur bleu marine, de chaussures à talon, les cheveux relevés en chignon.
 à sa vue, la gorge de Cléo se serra, éblouie par son élégance. Quelle plouc je fais, se dit-elle avec mon costume défraîchi et mes souliers bon marché. Pour ne pas mourir de honte, elle afficha un sourire qu'elle voulait radieux.
– Comment vas-tu ? Tu fais quoi maintenant ?
Tout de suite les questions, on en sortirait jamais, toutefois la réponse fusa avec douceur :
– Je travaille comme secrétaire à l'ONU.
– C’était bien la peine de faire des études. C’est ce que j’avais dit à Bernard, de l’argent et de l’énergie perdus, voilà tout. Il aurait mieux fait de te faire deux ou trois enfants. Tu ne serais pas là à taper bêtement à la machine.
– Mais maman, c’est toi qui l’as voulu.
– Non, j’ai voulu que tu aies une famille.
– Non je veux dire que je sois une parfaite sténo-dactylo.
Et voilà, une fois de plus Cléo avait tout faux. – Je ne serai jamais à la hauteur. Depuis son retour elle était prête à tous les sacrifices pour jouer son rôle de bonne fille. Quel échec, jamais sa mère ne serait fière d'elle !  Elle enclencha le plan de survie,  répondit poliment aux questions maternelles, omettant délibérément tout ce qui lui importait.
– C'était très intéressant, tu ne t'imagines pas. 
Non, maman ne pourrait jamais comprendre ce qu'elle avait vécu là-bas, la mort de Bill, les manifestations, le nouveau monde demeuraient son jardin  secret, trop beau, trop pur, trop éblouissant pour y inviter la famille. Du reste, Hélène la regardait sans l'écouter.  
– Cléo, tu devrais te remarier.
À cette dernière phrase, elle sursauta. Pas question. Mais elle avait appris la leçon : temporiser pour éviter un affrontement désagréable.
– On verra ça dit-elle.
Elles se séparèrent après un baiser sec sur la joue.

Cléo s'attarda au restaurant, commanda un verre de vin, tripota les couverts et plongea dans une rêverie qui la ramena au jour où, quelques années auparavant, elle avait débarqué d'un train en provenance de Paris, laissant derrière elle Tante Olga, Oncle Henri et les cabarets parisiens. Ce jour avait mis définitivement fin à son désir enfantin se blottir dans les bras maternels.

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