mercredi 19 juillet 2017

14.MAI 1968


Après les difficiles années de  guerre, un jeune couple d'instituteurs vaudois se décida à procréer et Madame Michelot mit au monde un garçon qu'ils nommèrent, en panne d'originalité, Jean-Pierre.  Ces intellectuels de gauche comme on ne le disait pas encore à l'époque adulèrent, gâtèrent leur fils, lui cachèrent les misères de l'existence, le tinrent à l'écart des embûches qui jalonnent le chemin des humains,  ne lui refusèrent rien. 

Adulte, Jean-Pierre croqua la vie avec gourmandise,  demeura naïf et crédule. Bien sûr, tous les habitants de la terre ressemblaient à ses parents ! Hélas,  toute médaille a son revers, même la monnaie frappée félicité éternelle.  Il était de petite taille (165 cm) et souffrait d'un embonpoint disgracieux, effet logique des trois repas quotidiens et de leurs nombreux acolytes, les casse-croûtes, les dix heures, les quatre heures, les biscuits par-ci, les sandwiches par-là. Il ne buvait pas d’alcool, ne fumait ni joint ni tabac, mais il raffolait du chocolat et des bonbons qui remplissaient ses poches et qu’il grignotait à longueur de journée. Chaque matin il se penchait, nostalgique, sur le beau gosse qu'il aurait adoré être, 180cm et 70 kilos et il se promettait :

– Demain, je me mets au régime. 

Mais la diète demeurait un  rêve hors de portée et Jean-Pierre, de plus en plus balourd, continuait inexorablement à engloutir des montagnes de friandises.

Enfant, il maudit l’école à cause des quolibets qui fusaient : – eh, gros lard ! – ramène-toi, bouboule ! 

Il termina ses classes cahin-caha, étudia les sciences sociales et dénicha un emploi au Bureau de Bienfaisance de la ville de Genève. La sérénité prit définitivement pied dans son existence, à la découverte d'une nouvelle vocation, aider les autres. Pour tous les cabossés de la vie à sa charge, il était quelqu’un, un sentiment aussi indispensable à sa survie que le chocolat.

– Vous devriez faire ceci, vous ne devriez pas faire cela. 
– Oui, Monsieur Michelot, bien sûr, Monsieur Michelot. 

Et Jean-Pierre offrait une aide financière, un séjour de vacances, la colonie pour les enfants, un vrai délice pour son ego malmené par son physique. 

On était au mois d’avril de l'année 1968, une douceur inhabituelle en cette saison régnait sur la ville. Au lieu de prendre son déjeuner au café proche de son bureau, comme à son habitude, Jean-Pierre gagna les quais, puis la jetée à laquelle s’amarraient quelques voiliers qui se balançaient langoureusement sur l'eau turquoise. Il s’assit sur les rochers, une glace recouverte de crème fouettée  à la main. Son regard tomba sur cette fille si maigre qu'une poussée de jalousie l'assaillit aussitôt. – C’est pas possible, est-ce qu’elle mange de temps en temps ?  La silhouette filiforme prit place non loin de lui et sortit un sandwich de son sac. Il lui sourit :

– Je suis rassuré !
– Ah bon, et j’y suis pour quelque chose ?
– Mais oui, vous mangez, à vous voir on ne dirait pas.

Cléo ne répondit rien,  persista à contempler le lac, ces phrases-là elle les avait entendues des dizaines de fois. 

– Vous habitez dans le coin ?
Ce type était d'une banalité ...

– Dans le coin ? Elle jeta un regard vers les immeubles cossus qui bordaient la route. Non pas vraiment.

– Mais je ne travaille pas loin. Elle pointa du doigt vers les organisations internationales.

– Et vous, vous vivez par ici ? Vous faites quoi ? Il ne tint pas compte du ton ironique et lui décrivit avec fierté par le menu son travail d’assistant social, ses responsabilités et ajouta :
– Bon, il faut que j’y retourne.
Ils se séparèrent après un échange de numéro de téléphone.

Par la suite, Jean-Pierre appela régulièrement Cléo, et lorsque leurs emplois du temps le permettaient, ils partageaient un pique-nique au bord du lac.
– Tu as entendu, il y a la grève en France.




Oui, Cléo était au courant.   Martin Luther King, le leader de la communauté noire qui militait pour l'égalité des races, l’apôtre de la non-violence, avait été assassiné par un extrémiste blanc le 4 avril. à cette nouvelle, le fantôme de Bill surgit des nuages, accompagné son cortège de  propos enflammés sur l'incurie des grands de ce monde,  prompts à oublier la justice. Comme il avait raison, ils l’avaient eu finalement, le pasteur noir. Elle fermait les yeux, retrouvait Berkeley, le campus enfiévré, l'amour. 

Depuis deux ans,  bardée d'un isolant émotionnel, elle jouait à la brave petite, prétendant ne plus rien ressentir,  l'âme à sec. Et là, avec les effluves de révolution qui traversaient la frontière, elle revivait, son coeur palpitait à nouveau.

Maintenant, on était à mi-mai et en France voisine plus de transports publics, plus d’écoles, plus de fonctionnaires. La révolte s’intensifiait, les téléspectateurs assistaient en direct à des batailles rangées dans les rues de Paris. Puis ce fut l'écran noir.

Jean-Pierre lui téléphona : 
– Je vais à Marseille
– à Marseille ! Pour quoi faire ?
– Il y a des bidonvilles là-bas, les gens manquent de nourriture à cause de la grève. On va leur en amener. On cherche des volontaires pour nous aider. Tu veux venir ?

– Bof, oui.

Le Bureau de Bienfaisance qui employait Jean-Pierre se devait de prêter main-forte à tous les démunis aux quatre coins du globe. Ça donnait bonne conscience à la population de savoir qu'on s'occupait de tout le monde. 

Pour secourir les nécessiteux marseillais dont on parlait abondamment dans les journaux, images de délabrement et de misère à l'appui, le service social avait sollicité l'aide de l'entreprise Gromy, la chaîne de supermarchés la plus importante de Suisse qui mit à leur disposition un camion et son chauffeur. 

Le véhicule démarra. à son bord, Hans, originaire de Suisse Allemande au volant, sourire jovial et fort accent germanique, Cléo fonçant avec allégresse vers la révolution et Jean-Pierre dégoulinant d'excitation à la perspective de cette aventure. Le semi-remorque était chargé de victuailles pour les pauvres, et de plusieurs tonnes de pâtes promises à la livraison dans un dépôt situé dans les environs de la ville de Valence. Parce qu’à Gromy on se faisait un devoir de prêter main-forte si cela participait à la réputation de l'entreprise, mais l'action devait être rentable. Le bénéfice des spaghettis finançait les vivres destinés à la distribution.

À la douane, pas de gabelous français, et les douaniers suisses affolés ne savaient plus où donner de la tête. Des voitures chargées de marchandises circulaient à grande vitesse dans les deux sens. 

Tous trois poursuivirent leur périple jusqu’à l’usine de pâtes et s'apprêtèrent à vider le véhicule : 
– Non, non, on ne décharge pas, foutez le camp.
Hans sourit naïvement :
– Mais je suis obligé de livrer, autrement je vais perdre mon travail. Chez nous, il n’y a pas la grève. Le ton était persuasif.

Les grévistes, occupés à faire griller des saucisses sur de petits braseros, entourèrent le camion. Ils se marraient. 
– Non, mais qu'est-ce qu'ils croyaient, ces Suisses gavés de privilèges.
– Vous n’avez qu’à les décharger vous-même vos foutues pâtes si c’est si important.

Le chauffeur jeta un coup d’oeil à Cléo et Jean-Pierre. Il ne connaissait qu'un strict protocole : le chauffeur conduit le véhicule, l’assistant social assiste les démunis et Cléo, aide bénévole, lui prête main-forte. Quant aux paquets de spaghettis, ils devaient être transportés par les manutentionnaires de l’usine, et Hans perdait les pédales  dès lors que tout ne se passait pas selon les prévisions. Jean-Pierre vint à sa rescousse :
– Et bien, on va s’y mettre.

Tous trois s'y collèrent, sous les railleries des ouvriers : déposer les cartons sur un diable, le pousser jusqu’au dépôt, revenir au camion et recommencer. Ce manège dura une demi-journée. Après quoi le chauffeur, comblé à la vue de son véhicule à moitié vide, s’apprêta à repartir. Les grévistes, contrariés, les entourèrent et tentèrent de les empêcher de quitter les lieux. Hans dut batailler ferme. Il y mit de la persuasion, de l'entêtement et pas mal de niaiserie. Au bout de deux heures, autorisation de départ obtenue, ils déguerpirent en toute hâte, accompagnés de haussements d’épaules et de ricanements. 

Sous la bonne garde de Jean-Pierre, ils continuèrent leur chemin, direction un bidonville des environs de Marseille où ils étaient attendus avec impatience.




Ils étaient venus pour travailler, espérant un salaire et un logement décent. La quête de main d'oeuvre des entrepreneurs fut plus rapide que la construction d'immeubles pour abriter ces travailleurs. Alors, ils se rabattirent sur les terrains vagues en périphérie des villes et bâtirent leurs propres habitats puisqu’il n'y en avait pas pour eux. Les Maghrébins émigrés inventèrent le mode bidonvilleois qui se distinguait des modes urbains et ruraux par ses conditions originales : absence d'égouts, d'eau courante, d'électricité et une densité de population de 800 habitants à l'hectare. C'est de leurs mains qu'ils avaient construit leurs baraques. On y pénétrait par une porte faite de planches, fermée par un cadenas, qui débouchait sur une petite cour. Parfois, on creusait une fosse dans un coin qui servait de WC et qui était séparée du reste de la maison par des cloisons en bois. Cet enclos était utilisé pour les tâches domestiques, pour le rangement d'ustensiles ou d'une mobylette. Au fond, une ou deux pièces étaient aménagées tant bien que mal, les murs étaient calfeutrés avec du carton soigneusement agrafé. Le toit était recouvert de tôle, des objets hétéroclites participaient au renforcement de l'étanchéité, mais celle-ci ne durait jamais longtemps. Les odeurs se mêlaient : les repas, le blanchissage, les latrines et parfois l'élevage de quelques volailles. Les bruits résonnaient : tumulte des conversations, de la musique, des enfants qui jouaient, des casseroles qui s'entrechoquaient, de la vaisselle qu'on nettoyait.

Cléo, Jean-Pierre et Hans atteignirent cet univers particulier tard dans la nuit. Ils furent accueillis par le Bureau de la Croix-Rouge qui avait fait appel au service social de Jean-Pierre. Cette organisation installée dans une caravane luxueuse, insolite parmi les habitations misérables, distribuait, vivres vêtements et conseils. Une infirmière prodiguait les premiers soins. Un jeune couple de compatriotes dirigeait cette équipe, une famille, composée des parents et des trois gamins qui irradiaient le contentement. Des « il faut » et des «yaka»fusaient de la bouche de ces donneurs de leçon qui justifiaient leur existence par un altruisme débordant, ce qui ne les empêchait pas de pester contre les Arabes. 

Les trois compagnons déchargèrent une fois de plus des cartons de victuailles et des couvertures, Cléo était devenue une experte. Le chauffeur, consciencieux et soucieux de la prospérité de l’entreprise Gromy, refusa de retourner en Suisse avec un véhicule vide, de l'argent perdu. Il voulait téléphoner à ses chefs pour connaître les instructions. Pas de téléphone. Et là, stupeur, impossible de mettre la main sur le plus petit litre de gasoil. Plus de carburant dans la région. Pas question de rentrer en Suisse, camion vide ou plein. Ils étaient bloqués à Marseille, pour un temps indéfini. Hans n'apprécia que modérément cette farce du destin et, furieux, donna un grand coup de pied dans les roues de son véhicule, accompagné d'un juron en allemand.

Le soir venu,  attablés autour d’un plat de pâtes, de conserves de tomates et d’une bouteille de vin rouge, les conversations allèrent bon train:
– Hormis faire des enfants, ils ne font rien. Il faut dire, les gamins grâce aux allocations sociales, ça rapporte !
– Pourquoi ne se mettent-ils pas au travail, pourquoi est-ce qu’ils ne nettoient pas ce bordel. À part baiser, ils font quoi ?
– Tous ces bicots, ce sont des roublards qui ne veulent rien foutre. 
– Avant que t’aies le temps de dire ouf, il te plante un poignard dans le dos.
– On essaie de leur expliquer, mais il n’y a rien à faire. Ils palabrent toute la journée. Pour faire travailler leurs femmes par contre ils sont un peu là.
– Qu’est-ce qui se passe ici ? Le monde change, je ne sais pas si vous êtes au courant, mais la porte à côté il y a une révolution. Cléo bouillonnait de rage. 
– Et vous êtes là à donner des leçons, à débiner les Arabes. Martin Luther King a été assassiné le mois passé. C'est très grave. Ça veut dire qu’il n’y aura jamais d’égalité, ça veut dire qu’avec des gens comme vous, ce monde de merde ne changera jamais. Ça veut dire que vous vous en foutez, tout ce qui compte c’est votre petite personne, votre petit confort, il n'y a qu'à voir cette luxueuse caravane. Vous allez retourner chez vous et bouffer votre fondue, l’esprit tranquille, contents de vous quoi. J’en ai marre, marre, marre…
– C’est qui Martin chose ? Ânonna Jean-Pierre, la bouche pleine de gâteaux.

Cléo savourait sa propre colère, pour une fois elle ressemblait à Bill. Les autres, médusés, la dévisageaient. Elle était folle, complètement folle.
Cléo les laissa à leurs réflexions, s'éclipsa entre les ruelles bordées de petites baraques où s’entassaient des familles nombreuses, rencontra un groupe de jeunes gens, des étudiants curieux qui, comme elle, observaient cette misère humaine.
– Ce soir, il y a une manif sur la Cannebière, tu devrais venir. 
Le coeur battant, elle retourna à la caravane de la Croix-Rouge, enfila ses baskets et déclara : 
– Je vais à la manif. Les phrases assassines fusèrent :
– C’est dangereux.
– Ne t’en mêle pas.
– Si personne ne s’en mêle, rien ne changera jamais. 
– Et alors, répondirent-ils en choeur.
Haussement découragé des épaules. À chacun son rôle, les pauvres demeurent pauvres et les nantis leur viennent en aide et demeurent nantis.  Ainsi tournait le monde. 



Après une marche de deux heures, Cléo, flanquée de Jean-Pierre dans le rôle du chaperon, et du groupe d'étudiants rencontrés auparavant, se retrouvèrent au centre-ville, où ils se mêlèrent aux jeunes, hurlant, conspuant levant le poing, lançant à droite et à gauche divers objets, parfois de lourds pavés. Après une heure de ces démonstrations, la police chargea, gaz lacrymogènes, matraques qui s'abattaient joyeusement sur les manifestants.  Cléo stupidement coincée dans une ruelle sans issue, les yeux dévorés par les gaz, fut menottée et jetée dans un fourgon de gendarmerie, passa la nuit dans un commissariat de quartier avec les fauteurs de trouble, entassés dans une cellule, atmosphère étouffante à cause de l'odeur de la peur et de la sueur qui égratignait la gorge. Les bavardages saccadés durèrent jusqu'au matin. Cléo, tassée dans un angle cherchait son souffle, pensait à sa famille, à sa mère. Un seul mot lui venait à l'esprit : maman !

Le lendemain, elle fut escortée sans ménagement vers la sortie, après vérification de son passeport suisse et le ricanement des agents. Pas de Jean-Pierre en vue. Elle eut une pensée pour lui, se sentit vaguement coupable de l’avoir entraîné dans cette galère, s’écroula sur le gazon d'un parc où un inconnu lui offrit une lampée de cognac et un taf du joint qu'il était en train de fumer. 

– Allez, remets-toi, ce n'est pas la fin du monde. Demain, on va à Ibiza. Tu peux venir avec nous si tu veux. Elle se demanda qui était nous et sourit.
– On se retrouve au Vieux-Port vers midi. Tu n'as qu'à être là. Sur quoi il disparut en lui faisant un signe de la main.

Cléo jeta un coup d'oeil autour d'elle et admira le spectacle : vitrines brisées, voitures renversées après le passage de la tornade révolution en marche.  Des montagnes de détritus oubliés depuis plus de dix jours ornaient les trottoirs. Elle  rejoignit le bidonville à pied où Jean-Pierre avait refait surface, pas beau à voir, vêtements déchirés, visage tuméfié. Il ne lui adressa même pas la parole. Ils traînèrent encore quelques heures sur place, assurèrent la distribution des vivres qu’ils avaient amenés. Hans trouva finalement de l’essence et ils s'apprêtèrent à repartir en Suisse.
– Je reste jeta Cléo.
– Si ça t’amuse !

Jean-Pierre n’en était plus à une contradiction près concernant Cléo. Qu’est-ce qui lui avait pris de l’engager. Il était furieux. Il haussa les épaules, grimpa dans le camion avec Hans et ils disparurent sur la route du retour vers la paisible Helvétie. Là-bas, tout était calme, pas de jeunes écervelés, pas de révolution. Et la paix c’est ce qui manquait à Jean-Pierre.

Le lendemain matin, Cléo rassembla ses affaires, et les plaça dans son sac à dos, prit congé de la Croix-Rouge, de la famille bien pensante, direction centre-ville, quartier du Vieux Port.

Il était là assis sur un muret, en compagnie de deux filles qui arboraient des fleurs dans les cheveux et de longues jupes de couleur. Son nom était Jean et les filles se nommaient Catherine et Isabelle. Ils accueillirent Cléo avec enthousiasme.
– On a décidé d'aller à Ibiza, tu viens avec nous ?

Ils montèrent sur un ferry et rejoignirent l'île. Le lendemain matin, ils découvrirent les collines arides, les palmiers, la mer, le sable fin. Ils gagnèrent les plages désertes, allumèrent un feu, bavardèrent toute la nuit en fumant et s'endormirent au lever du soleil. Des jours semblables au premier se succédèrent. Ils s'aimaient, désiraient un monde meilleur, faisaient l'amour. Cléo, bercée par le ressac des vagues qui se brisaient sur le rivage, le corps baigné de soleil, regardait sa peau se transformer en parchemin caramel,  se laissait imprégner par la chaleur de l'amitié chargée de relents de Berkeley.

Jean, Catherine et Isabelle se connaissaient depuis peu, avaient en commun une philosophie, créer une société de justice.  Ils avaient étudié dans les Grandes Écoles, étaient couverts de diplômes tous plus inutiles les uns que les autres. Un jour, ils avaient ouvert les yeux, regardé le monde autour d'eux et en avaient compris la trivialité et l'inutilité. Dès lors, ils étaient déterminés à l'abolir pacifiquement. C'était des hippies, comme on commençait à les nommer. Prévenants gentils, à l'écoute des autres et d'eux-mêmes, sans agressivité, sans rivalité. Quel contraste avec le monde dans lequel ils avaient tous grandi, peuplé d'interdits, de sournoiseries et de dissimulation.  Catherine et Isabelle devinrent des confidentes. Ensemble elles parlaient des enfants, de la génération future, de leurs dernières aventures. Cléo raconta Berkeley, mais omit de mentionner  l'accident  de Bill. Elle avait trop honte.

Jean fut un amant drôle, léger qui la faisait rire. Elle partagea son amour avec Isabelle, avec grâce et frivolité. Rien n'était sérieux. La jalousie ne valait pas qu'on s'y attarde.
Les journées passèrent comme des étoiles filantes, baignées dans la bière et la marijuana. Cléo oubliait qu’elle avait un travail, une vie ailleurs en Suisse.




Chaque matin, sur la plage, elle contemplait le lever du soleil et  s'élançait depuis le rivage, survolait l’île, la Méditerranée puis le continent européen de la Norvège au Portugal, et le reste de la planète – les deux Amériques, le Pacifique et ses îles, l'Australie. Elle laissait la terre tournoyer autour du soleil pour voler dans la galaxie, s'enfoncer dans l'univers, aller à la rencontre de son âme. Le temps perdait toute consistance, l’espace se déchirait. Elle ressentait l’amour de la gorge jusqu’à l’estomac,  aimait tout. C'était si beau, presque insupportable. Puis lentement, elle retrouvait la galaxie, la terre et la plage, contemplait son corps maigrichon au bord de la mer,  se demandait si elle allait vraiment s'emprisonner à nouveau dans cette carcasse si étroite. Mais pour cette fois… oui, elle réintégrait sa défroque provisoire.

Le soir, ils fréquentaient avec zèle les terrasses des cafés de la petite ville d'Ibiza, rencontraient des passionnés comme eux, discutaient, dansaient, s’amusaient.

Un jour d'août, Jean et Catherine penchés sur un journal lisaient les nouvelles où un long article sur le Printemps de Prague occupait toute une page. Ils se tournèrent vers Cléo et Isabelle en train de siroter leur café.

– Si on allait à Prague.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire