À force de jours maigres, jours d'école sans joie, de jours gras, jours de vacances, de fous rires avec sa soeur, de parties de cache-cache, de jeux de balles et de corde à sauter, de genoux écorchés, de langues tirées, la moitié du chemin jusqu'à vingt ans était avalé et Cléo se préparait à célébrer son dixième anniversaire, par une journée du mois d’août un rien suffocante. La famille se rassembla à La Tanière pour fêter ce passage crucial d'un rejeton aux deux décimales. Depuis quelques semaines, la presque jeune fille quittait furtivement chaque soir son lit, descendait dans le hall à pieds nus, et poussée par sa soif inextinguible de tout savoir, collait son oreille à la porte du salon. Le secret traversa le mur : ses parents lui avaient acheté une montre en or. Une montre en or ! Elle faillit sauter de joie, mais se ravisa et retourna se coucher en souriant.
Le grand jour arriva. Cléo, portait robe fleurie et sandales blanches, la tête recouverte d'impeccables boucles anglaises, que de souffrance, mais le résultat était là, et même une touche de rose déposée avec magnanimité par sa mère sur les ongles soigneusement brossés.
Les grands-parents : Anne et Alfred Belmont, ainsi qu' Ernest et Hélène alignés à côté du portail, saluèrent les invités qui s'extrayaient de leurs limousines.
Anne Belmont, une grande femme maigre, au visage osseux et au nez aquilin, passait ses journées penchée sur sa machine à coudre à pédale à confectionner des tenues élégantes, le soir elle se mettait au piano d'où surgissaient les langoureuses valses de Chopin.
Alfred Belmont exerçait la profession de botaniste, son grand-père était botaniste, son père était botaniste. Peu désireux de s'aventurer sur des chemins inconnus, il avait suivi la voie familiale. Là où le citadin en promenade ne voyait que de la verdure, il distinguait des centaines d'espèces végétales variant par leur forme, leur couleur, leur parfum et leur utilité. Lors de longues randonnées en solitaire dans la campagne, il rassemblait quelques fleurs qu'il collait dans son herbier où il notait leur nom latin. Chaque année, il se rendait à Montpellier où il comparait ses résultats avec ceux de ses collègues européens.
En dehors de l'étude de son univers bucolique pour lequel il manifestait une certaine passion, Alfred, un homme de petite taille, sec et prompt à la colère, fumait la pipe et se montrait avare de bavardages. Au genre humain, il préférait les plantes. C'est tout juste s'il se souvenait qu'il avait une femme et deux enfants.
Ce jour-là, malgré la chaleur, il arborait un costume sombre avec un gilet et Anne une robe en dentelle noire.
Charles Belmont, le frère d’Hélène un mâle séduisant, cheveux foncés et regard bleu enjôleur, se faufilait entre les convives et baisait avec effusion les mains des dames. Après une affectation dans l'armée suisse, il s'était lancé dans les affaires immobilières, venait de divorcer, sa jeune épouse ne supportant plus les infidélités de ce coureur de jupons infatigable. Il était flanqué de son fils, un bébé qui hurlait sans relâche dans son berceau que Cléo et Sabine contemplaient avec étonnement.
Tiens ! Une voiture française ! Les deux soeurs d'Ernest, Olga et Marguerite, cris de joie, éclats de rire et gesticulation, soulevèrent Cléo dans leurs bras :
– Comme elle est mignonne !
Les maris suivaient, deux parfaits exemplaires de la haute bourgeoisie française, une communauté qui défendait ses privilèges avec âpreté, se partageaient les postes importants de la République : politique, magistrature et direction d'entreprises, n’affichait que mépris pour ceux qui n’appartenaient pas à leur caste, c’est-à-dire 95 % de la population. Henri Macaigne, l'époux de Marguerite était un colonel de l'armée française qui avait toujours l'air de rassembler ses troupes, quant à Roger Martin, l'heureux conjoint de la belle Olga, après avoir étudié dans les grandes écoles, il occupait une chaire de professeur à l'école polytechnique.
À 13 heures, toute la famille prit place pour le déjeuner servi sous le tilleul. La bonne avait mijoté un bon repas avec un rôti et le grand-père au bout de la table tomba la veste. En gilet et en bras de chemise, il plaça le rosbif devant lui, se saisit d'une fourchette à deux dents et d'un grand couteau et coupa des tranches dans le sens du muscle, pour ne pas briser la texture. Il disposa chaque morceau de viande au fur et à mesure de la coupe en équilibre sur le dos de la lame. Cria un nom et lança la tranche à travers la table sur l'assiette tendue.
– Cléo !
Aussitôt, Cléo brandit son assiette sur laquelle atterrit la bien-aimée protéine. Le scénario se poursuivit avec chaque convive.
Au dessert, Cléo reçut sa montre :
– Oh, elle est magnifique. Merci.
Elle embrassa ses parents avec effusion, la mit immédiatement à son poignet. Son visage hypocritement refléta surprise, fierté et satisfaction.
Après le repas, la famille passa l'après-midi à bavarder dans le jardin à l'ombre du tilleul ou en se promenant dans le verger s'inclinant en pente douce devant la maison. Plus tard, tous dégustèrent avec gourmandise des framboises à la crème fouettée, en buvant du thé ou de la limonade. Les hommes, visages teintés de cramoisi à cause de l'alcool, discutèrent de la guerre pourtant terminée depuis quelques années, se disputèrent âprement, ricanèrent, se tapèrent sur l'épaule. Pendant ce temps, leurs femmes parlèrent mode, tricot, cuisine, pouffèrent en jetant des coups d'oeil aux messieurs assis non loin de là.
Pendant qu'ils jacassaient tous, Cléo s'amusait avec les aiguilles de sa nouvelle montre, la petite et la grande. Le soir venu, elle la garda sur elle et refusa de la déposer sur la table de chevet.
Quelques semaines plus tard, Ernest observait, songeur, Cléo qui gambadait dans la prairie. Il se surprit à penser : – Décidément, elle est vraiment mignonne. Depuis l'anniversaire de sa fille, le coeur broyé par son fils qui ne serait jamais un digne descendant de la famille d'Aubertin, il ressentait pour sa fille cadette une vague de tendresse et d'indulgence. Sabine lui donnait entière satisfaction, étudiait avec sérieux les langues étrangères y compris le latin, parlait poliment à ses parents, était discrète, bref, une jeune fille parfaite. Cléo, c'était autre chose, elle inquiétait avec son insatisfaction chronique, ses questions persistantes, sa voix aiguë. Cette fille était un point d'interrogation ambulant. Pris de remords pour l'indifférence qu'il lui avait témoignée, il décida de l'apprivoiser.
– Voilà lui annonça-t-il la mine grave, mais les yeux rieurs, maintenant tu es une grande, je t'emmène à Zermatt.
– Toute seule ? Je veux dire seulement moi ?
– Mais oui
Alors, pas de maman, pas de Sabine, pas de Constant, la concurrence était écartée. Pendant deux grandes semaines, elle serait seule avec lui et prendrait part aux randonnées.
Cléo admirait sans réserve ce père qui se montrait gentil et doux, mais lointain. Parfois, elle tentait une timide approche, le tirait par la manche, lui décrochant son plus beau sourire, mais elle ne recueillait qu'une attention distraite. Elle se résignait à implorer sa présence en silence, à espérer une main tendue, un geste affectueux, mais Ernest imposait une distance aimable, mais infranchissable.
Zermatt, une station des Alpes valaisannes où l'on pratiquait en été la randonnée et la varappe, s'étalait nonchalamment dans un écrin de verdure au pied du sommet mondialement connu, le Cervin. La circulation des véhicules y est interdite, assurant aux touristes paix et tranquillité. Là-bas, Ernest chaque année crapahutait sur les sentiers escarpés en solitaire, escaladait les cimes, oubliait pour un temps, la banque, les affaires et sa famille.
Après avoir laissé leur voiture dans la bourgade de Viège, Ernest et Cléo grimpèrent avec leurs bagages dans le petit train à crémaillère qui les emmena à la station. À la gare, une calèche tractée par deux chevaux les prit en charge et les conduisit à l'hôtel du Mont-Cervin qui faisait face à la montagne éponyme qu'on voyait sur toutes les cartes postales.
Cléo, débordante d'allégresse, se levait chaque matin à six heures. Ernest et quelques compagnons plaçaient un pique-nique dans leur sac à dos et la montagnarde néophyte, les pieds emprisonnés dans de nouvelles chaussures montantes, accompagnait son père chaque jour dans ses randonnées, sur les sentiers escarpés, sans jamais se plaindre, malgré de cuisantes courbatures qui lui tiraient des larmes des yeux. Le bonheur était tel – Maintenant, mon père m’aime, qu'elle ne gémit jamais en trottinant dans son sillage.
– Demain, je vais grimper sur le Cervin, lui expliqua-t-il un soir en lui indiquant la montagne depuis la fenêtre de la chambre d'hôtel, et toi tu restes là.
– Non, je veux venir avec toi.
– Non, c'est impossible. Quand tu seras plus grande, tu pourras escalader des rochers avec des cordes et des piolets, mais maintenant tu es trop petite. Tu dors une fois et je serai de retour, Madame Dézaley prendra soin de toi. Tu verras, le temps passera vite.
L'hôtel Mont Cervin employait Jeannine Dézaley, une blonde valaisanne au visage paisible, surmonté de lourdes tresses, pour s'occuper des deux enfants d'une famille de Japonais qui partageaient les jeux de Cléo. La résignation s'imposait. Le lendemain, submergée par la frustration, elle contempla de dos son père qui disparaissait en compagnie d'un guide et de deux acolytes, équipés de cordes et piolets.
Balayant provisoirement sa déception, elle s'essaya au tennis, envoya quelques balles par-dessus le filet en tenant la raquette à deux mains, pataugea dans la piscine. Le soir, les enfants organisèrent une partie de cache-cache dans les couloirs. Leurs rires résonnèrent dans tout l'établissement. À 21 heures, ils gagnèrent leurs lits, et Cléo s'endormit facilement. Le lendemain, des nuages gris traînaient dans le ciel, une atmosphère pesante annonçait l'orage. Une vague d'inquiétude flottait dans l'air.
– J'espère qu'ils ont renoncé, s'exclama un vieux briscard de la montagne.
Cléo prêta l'oreille à cette voix chargée de menaces et cessa ses jeux. Sa vieille copine, la peur, pointait son nez. À dix heures, des éclairs déchirèrent le ciel, des trombes d'eau s'abattirent sur la station. Le visage collé à la fenêtre, elle s'installa dans une interminable attente, discerna dans son dos des chuchotements affolés qui cessaient à sa vue. La journée s'écoula, interminable. Ernest avait promis de revenir en début d'après-midi, mais à dix-neuf heures, toujours personne. Cléo refusait de quitter la vitre sur laquelle son nez s'écrasait.
– Ils seront là demain matin quand l'orage se sera calmé.
– Viens, il faut manger maintenant.
– J'ai pas faim, Cléo boudeuse détournait la tête.
Ses compagnons tentèrent de la tirer par la main, mais elle se dégagea avec brusquerie. Madame Désaley la fourra de force dans son lit. Recroquevillée elle écoutait, l'angoisse accrochée au ventre, le remue-ménage en provenance du couloir. ça sentait la catastrophe, le malheur qui approche. Le sommeil se déroba. Le lendemain, beau ciel bleu, une colonne de secours se dirigea vers la cabane pour aller aux nouvelles. Cléo récupéra sa place contre la fenêtre.
Ils surgirent au début de l'après-midi, exhibant les visages fermés, les regards lointains, la peau cireuse de ceux qui ont affronté un désastre. Ils portaient avec précaution des brancards sur lesquels reposait quelque chose, un quelque chose en plusieurs morceaux, recouvert d'une bâche.
– C'est quoi ça ? Interrogea Cléo fébrilement. Les yeux lui sortaient de la tête.
Madame Dézaley se jeta sur la fillette et l'emmena dans sa chambre.
– On a téléphoné à ta maman, elle va venir.
Tard dans la soirée, Hélène débarqua en pleurs, prit sa fille par les épaules et lui annonça :
– Papa est mort.
Ils étaient partis radieux à la perspective de cette ascension. Ernest, heureux d'attraper son piolet et de gravir à pas lents et cadencés avec ses compagnons les pentes qui les menaient à la cabane du Hörnli à 2800 mètres d'altitude. La nuit avait été brève et Ernest ne dormit guère. Au matin, la migraine l'assaillit une fois de plus.
– Bah, se dit-il, ça passera en marchant.
Ils entamèrent l'escalade, encordés les uns aux autres. Au bout d'une heure, le ciel s'assombrit et le vent se leva. Le brouillard les rattrapa. On n’y voyait rien. Ils discutèrent, le sommet n'était pas loin, dommage de rebrousser chemin à ce stade. Ils scrutèrent les nuages, n'y distinguèrent que des menaces. Pour la première fois, Ernest éprouva de l'effroi. La vision de Cléo seule à l'hôtel l'obsédait, pauvre petite fille. Il sentit les larmes couler sur ses joues. Il avait hâte que cela cesse et accueillit favorablement les injonctions du guide :
– Demi-tour, on redescend.
La pluie tombait dru. Un premier coup de tonnerre déchira le ciel. Ils n'osèrent plus bouger, s'abritèrent comme ils purent sur un petit replat.
– Oh, mon mal de tête a disparu !
Ce fut sa dernière pensée d'homme vivant, un nouvel éclair et la foudre les dévora, ils furent précipités dans le vide, une chute de 1000 mètres. Sa courte existence défila brièvement puis ce fut la lumière.
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