vendredi 21 avril 2017

06. LE TESTAMENT


Lors d'une soirée de décembre 1929, Lucien d'Aubertin quitta le restaurant à la mode où il avait partagé un copieux repas avec des compagnons architectes. Ils devisèrent quelques instants sur le trottoir, puis Lucien s'éloigna. Ses collègues ahuris le virent gesticuler tel un pantin désarticulé, lever les bras vers le ciel et s'effondrer sur le sol, mort.


Ce  bâtisseur d'excellente réputation laissait une veuve et trois adolescents – Ernest et ses deux soeurs, Olga et Marguerite. Après l'enterrement, tous se précipitèrent chez le notaire, un grand homme sec, assis derrière un immense bureau, qui examina pensivement la veuve et les trois jeunes gens qui lui faisaient face et le regardaient d'un air interrogateur.
– C'est fâcheux leur annonça-t-il, tout en fronçant les sourcils et en feuilletant fébrilement son dossier, pour finalement lâcher : 
– Question économique, votre père n'était pas très fort. À vrai dire, il était au bord de la faillite. Voilà, je suis désolé, mais je vous dois la vérité, il ne reste plus rien de votre patrimoine.
Isabelle, épouse de Lucien d'Aubertin, une femme timide et effacée, se mit à pleurer silencieusement. Elle sortit un mouchoir de son sac qu'elle froissa nerveusement et murmura :
– Qu'est-ce qu'on va faire ? Elle fixa le notaire, comme si la solution se trouvait dans son regard. Mais celui-ci ne put que hocher la tête et répéter :
– Je suis navré, vraiment navré.
Isabelle et ses enfants quittèrent l'étude, consternés, regagnèrent leur demeure de la vieille ville. Des miséreux, voilà ce qu'ils étaient devenus ! Isabelle tombait de haut, son mari ne l'avait jamais tenue au courant de leur situation financière. Elle s'enferma chez elle, couverte de honte et ne voulut voir personne.
 Sophie, la soeur de Lucien réunit un conseil de famille pour venir en aide à la veuve et aux orphelins. De graves décisions émergèrent de ce colloque improvisé.
L'hôtel particulier, propriété familiale depuis deux siècles, devait être vendu afin de payer les dettes de feu Lucien d'Aubertin, une mauvaise affaire de plus, le produit de la vente ne suffit pas à effacer entièrement le passif.
Isabelle, dépouillée de ses biens, de son foyer, et de son époux refusa tout net d'affronter son destin. Quelques semaines plus tard, elle fut conduite à l'hôpital où les médecins diagnostiquèrent un cancer. Écrasée par le chagrin, l'humiliation et les soucis, elle s'éteignit une année après son mari.
Les trois orphelins apprirent alors à leurs dépens combien le monde était hostile aux démunis.  Sophie et son mari, plus par devoir que par charité, les recueillirent dans leur villa de la campagne genevoise. Ils avaient cinq enfants, des inconnus pour la petite fratrie,  gâtés, fâchés d’avoir à composer avec ces intrus, de partager leurs chambres, leur piano, leur salle d’étude avec ces profiteurs fauchés, qui restaient assis dans leur coin, serrés les uns contre les autres, la tête basse et pour lesquels ils n'éprouvaient que du mépris. 
Sophie, mélancolique,  contemplait ses neveux, en hochant la tête, répétant sans relâche :
– Ah, votre père…
La phrase demeurait suspendue, elle n’osait pas dire ce qu’elle pensait de son frère. Un irresponsable, assez stupide pour engloutir le patrimoine familial dans des projets voués à une débâcle économique certaine, un socialiste doublé d'un idéaliste, deux crimes impardonnables dont Lucien s'était rendu coupable à ses yeux. Et elle ajoutait à l'intention des orphelins :
– Quel égoïste, il vous a carrément oublié. Dilapider sa fortune pour aider les pauvres. Et sa famille ? Il s'en fichait bien entendu !
Lucien D’Aubertin avait conçu à Genève les premiers immeubles dont les appartements à bas loyer étaient destinés à des habitants de condition modeste, une entreprise coûteuse et peu rentable. 
premiers HLM à Genève (rue Camille Martin)
Les orphelins souffraient d'entendre leur père traité de la sorte, furieux Ernest prit alors la décision la plus importante de sa vie : 
– Nom d'un chien, je vais me battre, gagner beaucoup d'argent, inspirer le respect et la crainte. Il n'était pas taillé dans le bois des victimes.  Il ne serait pas dit qu'il se laisserait faire par ses cousins, sa tante ou n'importe qui. Il exigea derechef que ses soeurs disposent de leur propre chambre à coucher.
– Au moins, vous serez tranquilles, triompha-t-il, lorsque les cousins battirent en retraite.
Par la suite, il abandonna sans regret ce foyer inhospitalier, s'affranchit de la tutelle de ses oncle et tante dont les ricanements au sujet de ses parents lui meurtrissaient les oreilles. Pressé de gagner sa vie,  il renonça à des études universitaires, trop long et trop coûteux, obtint une bourse pour étudier les questions économiques à la City de Londres.  De retour à Genève, il postula pour un emploi dans une banque privée de la place, dirigée par de lointains parents. Il fut engagé sur le champ par Amédée Diofinod, un des trois directeurs de la banque privée Perrier-Hutin qui le prit  sous son aile. C'était, un homme sans âge, à la peau luisante et aux cheveux gras, un homosexuel qui admirait sans réserve le bel Ernest, séduit par son charisme, son humour et son intelligence.
À Genève, les banques privées, telles que la banque Perrier-Hutin, étaient régies sous le régime légal de la société en nom collectif, ce qui signifiait que les directeurs qu'on nommait des associés, « étaient responsables à hauteur de leur fortune, en solidarité et sans limites, et ce encore jusqu’à 5 ans après la liquidation d’une société.»
En clair tout ce que possédait Amédée Diofinod, depuis son château au bord du lac, son hôtel particulier dans la vieille ville, ses peintures de valeur, sa vaisselle et même ses nombreux complets et cravates servaient de garantie à la banque Perrier-Hutin, au cas où les affaires tourneraient mal. C'est cet engagement qui caractérisait un bon banquier, et lui assurait la confiance de tous les nantis de la planète qui lui confiaient leur fortune. Ernest ne disposant d'aucun bien, ne pouvait prétendre au rang privilégié d'associé. Assigné à des tâches répétitives, il alignait des chiffres dans de grands registres, répertoriait des actions et des obligations, parcourait la presse spécialisée, établissait des rapports analysés ensuite par les directeurs. 
Bien sûr, l'emploi à la banque lui procurait l'argent dont il avait besoin, mais quel sacrifice, que c'était dur. Il maudissait son père, cause à ses yeux de son dénuement et sa mère, lâchement évaporée dans les nuages.
Pourtant, Lucien d'Aubertin, même mort, jouissait d'une réputation de bienfaiteur. Une rue de la ville fut baptisée à son nom et Ernest assista à l'inauguration, mais ces honneurs ne réussissaient pas à guérir ses blessures. Il se fichait de la notoriété paternelle. La honte de son statut de subalterne, obligé de subir les assiduités d’Amédée pour garder sa place, le privait de tout discernement. Le souvenir cuisant et humiliant de son adolescence d'orphelin nécessiteux le hantait. Dès lors, il fonçait bille en tête pour gravir les échelons escarpés de la hiérarchie,  éloigner à tout jamais ce spectre de son existence – être un gueux.
Au beau milieu de cette désolation, par une belle journée d'hiver, il rencontra ce miracle que la vie, pas chiche, offre parfois. 
La montagne avait toujours fasciné Ernest : les sommets qu'il fallait conquérir à la force du mollet en bravant les dangers, les cimes qui le défiaient au-dessus des nuages, et qu'on finissait par atteindre en oubliant sa fatigue, les trous béants des crevasses, invisibles sous la glace, qui guettaient le marcheur maladroit, la soif, les crampes et le vertige,  et puis le retour rempli de fierté, euphorique d'avoir accompli un exploit. Il vouait ses maigres loisirs à ses amies les Alpes : varappe en été et ski en hiver. Là, il régnait en maître et personne ne pouvait le suivre lorsqu'il chaussait ses skis et dévalait les pentes enneigées. 
C'est lors d'un de ces séjours hivernal qu'il repéra parmi la petite bande de jeunes gens, une nouvelle venue, Hélène Belmont, une jolie fille timide, embarrassée et modeste qui le regardait en souriant avec une certaine audace et pas mal de malice. Il se souvenait vaguement d'elle, car elle habitait la même rue que lui lorsqu'il était enfant, mais à l'époque elle n'était qu'une fillette de 10 ans sa cadette. Ce soir-là,  il admira Hélène vêtue d'un beau pull blanc qui mettait en valeur la flamme de ses yeux sombres. Il décida sur-le-champ – je la veux. Le lendemain ils s'élancèrent ensemble sur les pentes neigeuses. Elle était adorable, serpentant gracieusement sur ses skis. La conquête fut aisée, Hélène tomba immédiatement sous le charme. 
La fin du printemps vit leurs épousailles.  
Dès lors, Ernest plongea courageusement dans une vie de labeur pour que sa famille vive dans l'aisance, tenta d'oublier les sommets enneigés des Alpes, s'enferma douze heures par jour dans un bureau de la banque Perrier-Hutin, pour faire sa place jusqu'au statut envié d'associé et gagner de l’argent, beaucoup d’argent, toujours plus d’argent, une tâche qui lui laissa peu d'occasions de participer aux jeux de ses enfants Sabine, Constant et Cléo. 
Il besognait avec acharnement, peu avare de coups bas, d'intrigues et amassa une jolie fortune qui lui permit de racheter l’hôtel particulier paternel dans la vieille ville.  Ce jour-là, il baignait dans une sorte de volupté teintée de tristesse en songeant à sa mère, quel bonheur pour elle de l'observer du haut du ciel dans le salon, la bibliothèque et la salle à manger, meublés avec goût par sa femme. Il tenait sa revanche et toisait la tête haute,  ses cousins –  ces petits morveux arrogants pouvaient aller se faire voir. 
Lui-même et ses collègues,  banquiers suisses, traversèrent les années de guerre sans encombre et même en dénichant de belles occasions de s'enrichir. La fin des hostilités marqua le retour aux affaires.  Ernest se pavanait dans son hôtel particulier en ville, auquel s'était ajouté un élégant pavillon niché dans la verdure  astucieusement arrachée à un ami dans le besoin et qu'il nomma 
 La Tanière.  Tout ce que, depuis son adolescence, il avait ardemment convoité était là, à portée de main, même s'il s'entêtait dans la poursuite de son rêve, amasser assez d'argent pour éloigner le spectre du dénuement qui refusait obstinément de disparaître.
C'est dans cet état de quasi-plénitude, qu'une tristesse pesante et inattendue s'invita dans sa vie, alors qu'il contemplait depuis la terrasse de la Tanière  ses enfants qui jouaient dans la prairie. 
Des journées fastidieuses, toutes pareilles, le narguaient, avec pour cadre le bureau de la banque, l'omniprésence d’Amédée, toujours plus pressant, les clients exigeants, insatiables, arrogants, la grâce lointaine de son épouse, le regard absurde de son fils Constant, atteint d'une maladie mentale, qui s’enfonçait dans la débilité, poignardait son coeur de père. Seules ses deux filles atténuaient cette mélancolie. 


Eh oui, la vie était une fripouille qui s'était bien moqué de lui. C'est dans cet état d'esprit qu'il s'était rendu à Zermatt avec Cléo.

La campagne genevoise

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