mardi 9 mai 2017

07.ORPHELINES

Le Cervin - Zermatt
Un orage, quelques éclairs, une odeur de poudre,  des alpinistes qui s'acharnent. Et la montagne, impériale, impitoyable qui les envoie vers le trépas, d'une chiquenaude.

Ernest,  celui qui chérissait tant les hautes cimes, cachait sous le banquier rapace une âme d'artiste amoureux de la peinture impressionniste et de la musique de Wagner, Ernest dit  le nébuleux  tant il rêvait sa vie, quitta cette terre, sa famille, ses amis,  les clients prestigieux de la banque, pour un monde meilleur où il n'aurait plus à se battre sur tous les fronts pour garder sa femme, élever ses enfants et gagner de l'argent. 

Plus de papa pour Cléo et Sabine, médusées, pétrifiées de chagrin. Pour la première fois, le squelette à la faux faisait irruption dans leur courte existence.

Cléo et Hélène quittèrent Zermatt,  escortées d'une voiture noire enfermant le corps d'Ernest. Suivirent des jours animés par un flot d’amis, oncles et tantes, grands-parents, employés de la banque emmenés par Amédée Diofinod, le grand patron, la larme à l'oeil, guides, les nombreux cousins qui avaient échangé leur morgue contre une empathie affectée pour Hélène et ses filles. Ils défilèrent tous dans le grand salon, la mine sombre, effrayés parce qu'ils savaient, consciemment ou inconsciemment qu'un jour, une telle assemblée leur serait destinée, le pire était d'ignorer quand .

Hélène portait un tailleur noir et affichait une pâleur de circonstance. Elle s'affairait parmi les invités, l'air préoccupé. Sabine assise dans un coin, les lèvres pincées, demeurait silencieuse. 
De temps en temps, une main se posait sur les cheveux de Cléo et murmurait :
– Heureusement, tu as encore ta maman. 

Cléo n'osait rien dire, mais c'était le cadet de ses soucis d'avoir encore sa maman. Elle aspirait par-dessus tout à une VRAIE FAMILLE avec un père, une mère, une soeur et un frère. Maintenant, le frère était relégué dans un village perdu, loin de Genève, le père avait préféré défier la montagne qui, finalement, avait gagné la partie et l'avait expédié vers un cosmos plus accueillant et la soeur, absorbée par ses études ne lui prêtait que peu d'attention. 

On enterra Ernest la semaine suivante. Hélène, toujours en noir, le visage dissimulé par une voilette foncée, Cléo et Sabine portant des robes bleu marine et des chapeaux assortis, traînaient par la main Constant, extrait de son exil pour la circonstance, vêtu d'un costume cravate totalement incongru dans son état, marchaient derrière le fourgon mortuaire, suivi de trois voitures garnies de fleurs. Tous ceux qui connaissaient Ernest se joignirent au cortège de l’église au cimetière. Oui, Ernest, en dépit de son aversion pour la religion y passa les dernières heures de sa présence sur terre, Hélène y tenait et il n’était plus là pour la contredire. 
  
La semaine suivante, retour sur les bancs scolaires, le brassard de deuil qui ornait la manche de Cléo attira les regards de ses camarades curieux. Puis ils se tournèrent  vers d'autres préoccupations et la jeune orpheline se coula dans la masse, travailla un peu, s'ennuya beaucoup et ne trouva pas de réponse à la question lancinante : 
– Mais qu'est-ce que je fous là ?  

Le soir elle affrontait Sabine pour une partie de dames, sans conviction.

Hélène, abasourdie par la fragilité de l'existence humaine, endossa  à moins de quarante ans, l’habit et le statut social de veuve, un veuvage qui lui seyait. Le noir dont elle se vêtit pour quelques mois s’accordait bien à son teint pâle.  Elle ne profita pas, comme on pouvait s’y attendre, de sa liberté retrouvée. Au contraire, elle fut gagnée par le remords et abandonna toute vie mondaine et futile. 

C'est à cette époque que Laura débarqua tambour battant, dans sa vie. 

Accablée par les responsabilités,  un budget à gérer, un banquier à affronter, deux adolescentes à élever, un véhicule à entretenir, tout un tas de soucis qu'elle avait jusque-là laissés à son mari, elle l'accueillit avec soulagement. 

Cette grande femme mince et brune, aux cheveux teints en noir, emprisonnés dans un chignon, invariablement vêtue de blanc, telle une prêtresse de l'antiquité, avait succinctement étudié les détours de l'âme humaine, et s'était autoproclamée psychologue. Elle se flattait de guérir n’importe quel accès de mélancolie, n’importe quel conflit conjugal, n’importe quelle névrose. Beaucoup de personnes naïves et malheureuses telles Hélène eurent recours à ses bons soins fort coûteux. Le montant des consultations était placé dans une enveloppe glissée discrètement dans sa boîte aux lettres. 

Laura parlait fort et avait conservé l’accent de son pays d’origine, la Russie, terre qu'elle avait fuie au moment de la révolution de 1917 pour se réfugier en Suisse où elle épousa Monsieur Wenger, un homme d’affaires, dont elle divorça rapidement après la naissance de sa fille unique. 

Affublée de son statut de psychothérapeute de la famille d'Aubertin, elle régenta toute l'existence de son amie : l'éducation des enfants,  les loisirs, l'acquisition des vêtements, la gestion de la fortune. Avec Laura, c’est Freud et la psychologie qui s’implantèrent dans la vie d’Hélène, la dépouillant du peu de spontanéité qui y traînait encore. Toute décision était soumise à la censure de la sacro-sainte psychanalyse. Leur relation particulière remisa aventures, parties de bridge, couturières, amants au fond du placard de l'oubli.

Sur les conseils de Laura, Hélène vendit La Tanière,  un nouvel arrachement pour Sabine et Cléo atterrées. Effacées à tout jamais les gambades dans la prairie, les rêveries sur la balançoire, la rosée du matin, l'odeur du tilleul.
– Maman, on ira où pour les vacances ?
– On ira chez Laura.

Sabine préféra s'inscrire à un camp scout. Pas de choix pour Cléo, trop petite.

L'été suivant, Hélène emballa ses tenues estivales et celles de sa fille dans deux grandes valises.  En compagnie de Laura, elles se rendirent dans le Midi de la France où celle-ci possédait une élégante demeure. Sur place, Hélène et son amie s’enfermèrent des heures dans leur chambre commune et Cléo erra solitaire dans le grand parc en jouant avec le petit caniche blanc de Laura. 

– Votre mère est devenue lesbienne, assénèrent un jour les soeurs d’Ernest aux deux filles interloquées.
Un embarras croissant s’emparait d’elles chaque fois que Laura se manifestait en mugissant à l’adresse d'Hélène :
– Chériiiiiiie, en roulant le r, suivi du i qui retentissait comme un sifflet de chef de gare. 
Tremblantes d'hostilité, elles se détournèrent de leur mère avec regret.

Par un beau matin d'automne qui ne présentait rien de particulier, Cléo n'apparut pas en chemise de nuit pour prendre son café. 
– Qu'est-ce qui se passe ? s'inquiéta Hélène.
– Voyons, lève-toi implora-t-elle à la vue de sa fille ratatinée sous les draps.

Mais Cléo, clouée au lit le regard torve, ne bougea pas. Une araignée installée sournoisement au fond de sa gorge, dont les tentacules pinçaient son cou, l’empêchait de parler. La bête enfla et se faufila jusqu'à l'estomac, se transforma en pieuvre gluante, se saisit du ventre et ne le lâcha plus. Cléo, la respiration coupée, écoutait les chuchotements menaçants :

– Personne ne t’aime, peut-être que tu n’existes pas, peut-être que tu n’es rien. RIEN. La pieuvre avait un nom : Monsieur RIEN, une ombre, un fantôme qui susurrait :
– Tu n’es rien... tu n’es rien… tout en lui montrant du doigt un gouffre noir sur le point de l’engloutir. 
Le soir venu, Cléo quitta le foyer familial et erra seule dans les rues où personne ne lui prêtait attention. La nuit tombait, quelle horreur, elle s'était égarée dans les ruelles sombres, elle grelottait. Monsieur RIEN lui murmurait en ricanant : 
– On va aller dans le trou noir, ah, ah, ah…
Et c’est là qu’elle se réveilla brusquement, soulagée.

Son père était mort avalé par la montagne et emporté vers Monsieur RIEN, un précipice au bord duquel Cléo vacillait – et si un jour Monsieur RIEN l'enlevait, s'il l'attrapait comme il l'avait fait pour  son père et son frère et l'envoyait Dieu sait où, alors il n’y aurait plus de Cléo. PLUS DE CLEO, non décidément elle préférait sa couche.


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