vendredi 12 mai 2017

08.DRÔLE DE DANSE

Sabine, maintenant une jeune fille accomplie déserta la confrérie à deux, évaporée vers des cieux plus accueillants, flirts, études etc. Plus de parties de dames, terminées les ballades à bicyclette et les concertations nocturnes jusqu'au matin. Déçue, Cléo fénéanta à l'école, s'essaya au piano, sans traces d' enthousiasme. 

Sa copine Louise l'emmena dans le plus grand secret assister à un spectacle de danse. Cléo médusée par la beauté et la grâce des mouvements sentit le souffle d'une passion naissante. Depuis ce jour, l'idée lui trottait en tête, apprendre à danser.

– Maman, je veux tellement y aller, je t’en prie laisse-moi prendre ce cours.
– Pourquoi ? À quoi ça sert ?
– Mais maman, j’aime danser, s’il te plaît.
– D’accord, d’accord.

Enfin, elle le lui  avait arraché, le oui tant attendu.

Chaque jeudi, une quinzaine de jeunes filles effectuaient des pas de danse, s'entraînaient à la barre sous la férule de Madame Perraudin, une femme d’une quarantaine d’années, coiffée d’une choucroute de cheveux blond platine soigneusement laqués. Les exercices se succédaient, martelés par la canne de la maîtresse de cérémonie qui frappait le parquet et le son du piano tenu par une demoiselle pâle et sans grâce qui ne parlait jamais. 

Dorénavant, l’école, le piano, Cléo ne s'en souciait guère. Chaque jour, après ses cours, elle expédiait les devoirs en vitesse et la plupart du temps escamotait les gammes pour lesquelles elle ne ressentait aucun penchant. Au son des danses hongroises de Brahms distillées par le gramophone nouvellement acquis, elle tourbillonnait avec frénésie. Elle attendait le jeudi avec impatience où elle se joignait au groupe de filles qui se saisissaient de la barre et levaient la jambe avec application.
– Plus souple, plus souple, scandait Madame Perraudin en lui effleurant les mollets avec sa badine en bambou.
Chaque soir, elle exerçait sa souplesse dans sa chambre afin d'être prête pour la prochaine leçon où elle s’évertuait d’être à la hauteur, de plaire à Madame Perraudin, de surpasser les autres danseuses en herbe. Au bout de quelques mois, enfin, elle eut le droit de monter sur les pointes. Elle alla quérir de beaux chaussons roses et se dressa avec fierté sur le bout des orteils, devant les yeux ébahis de sa mère et de sa soeur. La voie s’ouvrait devant elle, elle serait danseuse étoile. Bientôt Paris l'accueillerait. Elle serait reconnue du monde entier. Le magazine Paris-Match publierait sa photo accompagnée d'un article élogieux. Elle serait adulée, admirée. On ne parlerait plus que de cette jeune fille qui, après avoir brûlé toutes les étapes, danserait Gisèle à l’opéra dans un magnifique tutu blanc et ferait sa révérence sous les applaudissements frénétiques des spectateurs enchantés.

En attendant ce grand jour, Madame Perraudin exhorta ses troupes de sa voix nasillarde :
– Nous allons donner un spectacle pour lequel j'ai préparé une chorégraphie, nous inviterons vos parents ainsi que quelques personnalités de la ville. Je veux que cela soit parfait, vous entendez bien parfait. La réputation de mon institut est en jeu. À partir d’aujourd’hui, on travaille d’arrache-pied. Je vous observe. Dans deux mois, je vous ferai part de la distribution des rôles.
 – Ça y est, pensa Cléo dont l’ambition avait enflé, ce n’est pas encore Paris, mais c’est un bon début. J’aurai le premier rôle de Princesse, je me donne tant de peine que Madame Perraudin va se rendre à l'évidence. Elle s'entraînait avec zèle : jetés, grand écart, les figures qu'elle exécutait à la perfection, tout y passait.


Ce jour-là, tous les élèves s'assirent sur le sol, jambes croisées,  visages tournés avec anxiété pour connaître le personnage à interpréter, le temps d'une pantomime. Marie-Jo, une grande brune un peu fadasse, parlant avec assurance reçut celui de Princesse.


Cléo dut se contenter d'un rôle secondaire de Pierrot, un rôle de garçon ! Elle ne pourrait même pas faire ses pointes,  aurait l’air ridicule, passerait inaperçue. Un Pierrot au visage enfariné, aux yeux tristes et c'était tant mieux parce qu'elle n'avait vraiment pas envie de rigoler.   Quel désastre !
Le spectacle de ballet se déroula à la fin de l'année scolaire. Tous exécutèrent la pantomime avec grâce et furent vivement applaudis. Madame Perraudin était ravie. Le rideau tomba et Marie-José fut entourée, adulée, admirée. Hélène s'approcha de sa fille assise dans un coin. 
– Tu étais très mignonne, lui dit-elle avec un sourire, ce qui acheva de mortifier Cléo.
À l'automne, elle retourna  à sa morne routine, études, piano, danse.  Elle se remit au ballet avec acharnement,  ne désespéra pas d’y arriver un jour. L’Opéra de Paris n’était peut-être pas si loin, et là… Madame Perraudin verrait ce qu’elle verrait… de l’avoir spoliée de sa chance. Elle s’en mordrait les doigts. 
C’est le jour de ses 16 ans que le couperet tomba. Les leçons de danse étaient supprimées. 
– Tu ne penses qu’à lever la jambe ! lança Hélène avec condescendance à Cléo, il y a mieux à faire dans la vie.
– C’est pas possible. Pourquoi ?

– Qu’est-ce que j’ai fait ?  s'interrogea Cléo. 
La colère monta, sourde et menaçante comme un raz de marée. Elle se demanda comment elle pourrait se venger, mais ne trouva rien. La résignation et l'indignation s'installèrent au creux de l' estomac, accompagnées de la rage, une vieille amie qui s'était introduite bien des années auparavant avec son 2 en tricot, puis son père était mort, la maison de campagne avait été abandonnée, son frère avait disparu. Maintenant sa mère la dépouillait sans ménagement de ses ambitions de danseuse étoile à Paris, quel fiasco. Une mer  d'amertume la submergeait. 

– Plus tard tu me remercieras, expliqua Hélène avec un peu de tendresse, sa fille lui faisait pitié.

Plus tard ! C'est maintenant qu'elle voulait vivre. Pourtant, l'espoir ne disparut pas complètement, l'adolescente irascible continua à accueillir chaque jour comme une nouvelle promesse, rêva de plus en plus, s’enferma dans un mutisme de mauvais augure. 

Sur les conseils de Laura, Hélène vendit l'immeuble de la vieille ville à son frère, ravi d'une telle aubaine. Elle s'installa avec ses filles dans un quartier tranquille. Pas de protestation cette fois.


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