SABINE
C'est à cette époque que je me suis mariée avec un très séduisant italien, un homme d'affaires dont les activités allaient nous amener à parcourir le monde. J'ai quitté avec soulagement l'huis clos familial étouffant et me suis lancée avec enthousiasme dans cette nouvelle aventure.
*****
Cléo ne prêta guère attention au mariage de sa soeur, elle avait déjà appris à s'en passer, elle continua à bachoter sans ardeur et se prêta au jeu de hasard des examens qu’elle réussit contre toute attente. Diplôme en poche, elle fêta dûment l'évènement, se réveilla étendue sur un banc dans un parc, la fin de la soirée ayant sombré dans les abîmes de l'alcool-oubli. Elle reprit en titubant le chemin du foyer familial et s'assit morose dans la cuisine, prête à faire face aux remontrances de sa mère.
– Qu’est-ce que tu veux faire plus tard ?
La voix agacée la tira de sa rêverie. La réponse fusa avant qu'elle ait eu le temps de se raviser et d'en trouver une autre plus compatible avec l'humeur maternelle.
– Écrivain.
L'écriture ne l'attirait pas spécialement, elle avait lancé ce défi sans réfléchir.
– Quoi ?… Hélène ricana, gratte-papier, ce n'est pas un métier. On ne peut pas gagner sa vie en écrivant des livres.
– Je veux aller à l'université et étudier la littérature, qu'est-ce que tu en dis ?
Hélène leva les yeux au ciel. Cette fille dotée d'un certain charme, n'était ni jolie ni douée, quel avenir pouvait dès lors s'offrir à elle ? Avec son caractère, aucune chance qu'elle déniche un bon mari comme Sabine. Des garçons, se manifestaient régulièrement et disparaissaient aussitôt de la scène. De plus, Cléo barrait la route à une vie tranquille avec sa compagne.
C'est là que Laura se montra géniale :
– Inscris-la dans une école de secrétaire, il y en a de remarquables, ainsi elle trouvera facilement du travail, elle pourra mener sa vie à sa guise.
En d'autres mots, Cléo cesserait de les encombrer. Hélène annonça gravement la bonne nouvelle à sa fille.
– Tu vas apprendre la sténo-dactylo et tout ce qui convient pour devenir secrétaire, ce qui te procurera un métier, l'indépendance dont tu sembles rêver, et tu écriras un livre si ça te chante. Les études c'est long, c'est beaucoup de travail, ça coûte cher. Un jour, tu te marieras, tu abandonneras. Je ne souhaite pas que tu te prélasses sur les bancs de l'université, juste pour flirter avec les étudiants, ajouta-t-elle avec ironie.
– Tu veux que je tape à la machine, comme un automate, que je me promène dans des bureaux aux ordres de chefs, que je me transforme en parfaite petite employée ! Maman, ce n'est pas possible. Mais pourquoi ? J'ai obtenu ma maturité. Je ne peux pas, je n'y arriverai jamais, je t'assure. Laisse-moi m'inscrire en littérature.
Dans un accès d’autorité, Hélène lança malgré la mine déconfite de sa fille :
– C’est ça ou rien, je te paye cette école ou je te coupe les vivres.
Pas très à l'aise, elle avait pourtant conscience d'accomplir son devoir maternel.
Cléo envisagea de s’en aller avec un baluchon et dix francs en poche. Elle sourit intérieurement, se vit au bord des routes, pouce levé, parcourant les villes et les campagnes, rencontrant des gens. Elle soupira, cet éclair de lucidité s'envola dans le brouillard maussade du renoncement. Songeuse, elle entrevoyait l'opportunité d'abandonner l'oppressant huis clos mère-fille.
– Bon d'accord, abdiqua-t-elle.
C’est ainsi qu’elle intégra une école de secrétaire, orchestrée d'une main de fer par Mademoiselle Melkonian, une célibataire aux cheveux gris et à l’air pincé. Chaque année, elle offrait à de grandes études d’avocats, à des banques et des organisations internationales quelques jeunes filles triées sur le volet, issues de familles bourgeoises, maîtrisant trois langues étrangères, habiles dactylographes, jouissant d'une culture générale étendue. Cléo fut admise à partager le sort d'une vingtaine d'apprenties sténodactylos.
Dorénavant, les journées s'écoulaient devant une machine à écrire sur laquelle elle tentait de taper des alphabets en utilisant tous ses doigts, de plus en plus rapidement. La répétition des tâches ennuyeuses à périr annonçait un échec humiliant, Cléo savait bien que dans ce genre d'exercice elle n’était tout simplement bonne à rien, la déroute approchait à grands pas.
Chaque jour, les apprenties de ce sentier escarpé de la sténo-dactylographie devaient présenter à Mademoiselle Melkonian trois feuilles sur lesquelles étaient alignées les 26 lettres de l'alphabet, une fois à l’endroit, une fois à l’envers, les deux alphabets formaient une ligne, 35 lignes par page, soit 210 alphabets par jour, sans une seule faute, toute erreur, même corrigée au tipex, sautait aux yeux perçants de Mademoiselle Melkonian. Après quelques semaines de ce labeur fastidieux, les jeunes filles étaient transformées en habiles dactylos. Cléo essaya avec application de se concentrer, mais ses doigts, particulièrement indisciplinés, s'obstinaient à se jeter sur la mauvaise touche et, oups… une faute, et tout était à recommencer, elle y passa des heures et des heures, bataillant dur avec ses doigts pâteux à force de maladresse.
À chaque fois, c’était la même chose. Une faute de frappe s'invitait, le plus souvent à la dernière ligne, il ne lui restait plus qu'à froisser avec rage la feuille de papier, qui allait rejoindre ses soeurs dans la corbeille.
– Mais qu’est-ce que vous avez Mademoiselle D'Aubertin, même pas capable de taper une simple page sans fautes ! Vous croyez quoi, que vous pourrez postuler pour un emploi dans ces conditions ? Demain, vous me présentez trois pages impeccables, sans corrections. Le visage de Mademoiselle Melkonian pâlissait à mesure que l'exaspération croissait.
Cléo s'acharna toute la nuit, en vain. Ses doigts farceurs continuèrent à lui jouer des tours. Ivre de fatigue, elle tendit le lendemain à Mademoiselle Melkonian trois pages contenant deux minuscules petites erreurs qui, espérait-elle, passeraient inaperçues.
– Qu’est-ce que c’est que ça ? Est-ce que vous vous moquez de moi, Mademoiselle D'Aubertin. Vous ne pourrez jamais travailler dans un bureau, vous êtes incapable, inopérante, inefficace. Vous serez tout juste bonne à faire des nettoyages, et encore… Je vous préviens, et c'est la dernière fois, sinon vous êtes renvoyée. Pour le moment, rentrez chez vous et réfléchissez, et ne revenez que lorsque vous aurez achevé trois feuilles sans faute. Effarée par le spectre d'une destinée de femme de ménage occupée à nettoyer sans relâche, Cléo pliait sous le poids de la fatigue et de la frustration.
En chemin, elle s’arrêta au petit bar du coin de la rue et malgré l'heure matinale :
– Un whisky, s’il vous plaît.
Le barman la regarda, intrigué :
– Je vous demande pardon ?
– Oui, oui, un whisky.
L’alcool la détendit, la menace de l'échec s'estompa. Elle en but un deuxième servi par le barman fataliste et sourit à son avenir. Ensuite, elle retrouva sa chambre, se mit devant sa machine à écrire et tapa presque sans s’en apercevoir trois belles pages sans une seule faute.
Le lendemain, elle retourna au cours, exhiba ses feuilles avec insolence, Mademoiselle Melkonian afficha un air satisfait.
– Vous voyez quand vous voulez…
Cléo cessa avec soulagement d’être la championne de la nullité. Chaque fois que la tâche exigée dépassait ses compétences digitales, une ration de whisky venait à son secours. Elle se noya dans la masse des vingt jeunes filles qui avaient eu la chance d’être acceptées dans ce lieu de torture. Hélène, qui ignorait les épisodes whisky-machine à écrire, s'apaisa. Finalement, tout le monde y trouva son compte.
Mademoiselle Melkonian, directrice de la meilleure école de secrétariat de la ville, pouvait mettre sur le marché une jeune fille de plus. Pas la plus performante secrétaire qui soit, elle s’en doutait bien, mais elle trouverait sa place et contribuerait à la bonne réputation de son établissement.
Hélène était sincèrement décidée à ce que sa fille ne subisse pas le même sort qu’elle, qui s’était retrouvée veuve sans métier. Elle pourrait en tout temps disposer d'un salaire, être indépendante de sa famille, des hommes, un atout dans l'existence.
À la fin de l’année, Cléo fut engagée par une organisation internationale, loua un studio et quitta sans regret le foyer familial, laissant sa mère et Laura mener leur vie.
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